lundi 30 novembre 2009

Itinéraire - Texte de Vincent Desoutter

Encadrée
Dans la salle d'abord obscure, une voix synthétique donne des directives loufoques. Puis, mis en lumière, l'Itinéraire débute par une étrange mise en abîme où la dimension picturale est plus apparente que la danse à proprement parler.
Mélanie Munt est confinée dans une boîte étroite où elle joue l'autruche, la tête plongée dans un carton. Elle se contorsionne pour se frayer un chemin en-dehors de cette cachette, qu'elle envoie ensuite valser sur le côté.
Reste encore la boîte faussement profonde, qui l’étrique. La chorégraphe-contorsionniste donne l'illusion de s'y lever alors qu'elle reste à l'horizontale. Ses bras et ses jambes constituent eux-mêmes des obstacles à son parcours, raides comme du bois sec. Elle doit les articuler manuellement comme si son corps était une entité fragmentée.


Errance
Enfin sortie de sa cellule étriquée, Mélanie Munt se lève, marche, de manière saccadée. Alternance entre déplacements à quatre pattes et pas hésitants, comme si ses talons décidaient arbitrairement leurs déplacements. Une grande légèreté habille l'ensemble, de la musique enfantine aux touches d'humour éparses de la chorégraphe-interprète.
La question de l'itinéraire, fil rouge narratif, est traitée sans gravité ni réelle profondeur. Au contraire, plutôt de façon ludique: une voix-off rappelle celle d'un GPS par ses intonations systématiques, un loup plus mignon qu'effrayant apparaît dans les bois où s'égare Mélanie Munt. Et elle erre, un peu perdue au milieu de tout ça, espiègle et candide à la fois.


Dirigisme des supports média
Le libre arbitre semble abandonné dans l'évolution de la pièce, ou plus précisément de son «personnage». Comme le soulignent plusieurs séquences. A commencer par la chorégraphie d'une étreinte amoureuse, édictée par la voix machinale d’un GPS. A plusieurs reprises, également, (grâce à un système de vidéo projection), son corps est cerné/marqué/gribouillé par un invisible dessinateur, dans un évident rapport de soumission corps/machine.
Si, au départ, on pourrait croire que la pièce adopte une position critique vis-à-vis de l'invasion des supports média dans notre quotidien, cette impression s'efface rapidement. Et Mélanie Munt de tomber dans un piège qu'elle s'est elle-même tendu: le procédé technique conditionne finalement tout son parcours.


Retour à la case départ, autrement
Finalement, c'est dans sa «boîte-cocon» restée sur scène que Mélanie Munt termine son Itinéraire. Rupture avec les «errances» précédentes, plus virtuelles. Ici, l'espace restreint se transforme en véritable petit havre de paix, confortable malgré son étroitesse. La chorégraphe-interprète s'y loge et revient à quelque chose de très doux, effleurant ses mains, pour un «dénouement» tactile assez abrupt. Comme si pendant son Itinéraire, trop concentrée sur sa destination, Mélanie Munt avait soudain craint de perdre son propre corps... Une fin qui aurait gagné à devenir étape sur le chemin, pour dépasser la dimension théâtrale et revenir à quelque chose de plus organique, de plus «purement» dansé, sans artifices.

Book of man - Texte de Vincent Desoutter

«Sois sage, t'auras une image»
Seul sur scène, un danseur fait front. Il n'est pas là pour rire. Mais fait parfois rire. Est-ce délibéré? La question que l’on se pose devant Ferenc Fehér, chorégraphe et interprète de Book of man.
Sur un plateau nu, il tient tête à on ne sait trop quoi, avec en toile de fond des vidéos projetées par intermittence, échos à sa danse. Ferenc Fehér joue beaucoup sur les images, et sa danse est assez littérale, accessible. Pourtant, rien de léger dans la note d'intention ni dans le mouvement. L'oppression est le thème central, décliné sous bien des formes. La discipline/l'autorité, un personnage à part entière, à la présence pour le moins palpable, quand elle n'est pas tout bonnement écrasante. Littéralement «histoire de l'humanité», Book of man est un livre d'images à déconseiller aux âmes sensibles.


Le quotidien, ce fardeau
Ce n'est pas tant la violence crue qui laisse une sensation de choc, ni la séquence de nu (dédramatisée par le danseur lui-même). Mais la violence suggérée, celle du propos de l'artiste, qui reste en tête. L'oppression, l'aliénation sont partout présentes. Une dimension de drame humain se lit dans chaque geste, à tel point qu'on se demande si les rires qui surgissent, çà et là dans le public, ne sont pas simplement nerveux.
D'une expressivité rare, le visage de Ferenc Fehér devient effrayant tant on le sent écrasé par une force extérieure. La chorégraphie, relativement minimale, est délibérément répétitive pour figurer la dimension systématique et finalement étouffante d'un quotidien sans fantaisie possible. Les gestes apparaissent lents et le corps dépossédé. Comme si le libre arbitre, précisément, n'était que du vent. Le danseur avance par saccades, le dos vouté, corps-machine conditionnée au travail à la chaîne. Dynamique, ce corps l'est par la force des choses mais la mécanique bien huilée de ses gestes cache une profonde lassitude que quelques décalages viennent mettre en lumière.
Même dans des séquences soudain plus légères, la danse «anti-naturelle» de Ferenc Fehér accentue le malaise: l'échappatoire ludique apparaît comme une autre machination visant à garder le corps esclave, sous le joug de l'autorité. Le corps apparaît aveugle, manipulable à loisir. Un pantin qui aurait pourtant bien des choses à dire.


Vocalises
La dimension orale du spectacle est à la fois présente et mise en question. Souvent, le danseur suggère l'idée d'une expression morte-née, en faisant mine de se coudre la bouche d'un fil invisible. La mâchoire soudée à l'index, le danseur peine à dépasser la seule pensée de parvenir à s'exprimer. La position est assez singulière, car c'est bien sans discours et via la danse que Ferenc Fehér nous délivre la limpidité de son propos, rappelant à ceux qui l'auraient oublié que le langage chorégraphique est justement langage avant tout, et qu'il peut véhiculer un propos fort.
Dans Book of man, la prise de parole semble toujours soumise à l'autorité. Comme lors de cette séquence où il lance un semblant de jargon militaire, tout en exécutant une phrase chorégraphique elle aussi aux accents militaires, répétée ensuite en silence, montrant bien que le message n'a finalement pas le moindre impact en soi car conditionné. Comme ces aboiements, aussi, moments terribles. Une animalité profonde, comme la nature même du corps, sauvage, enfouie sous les habitudes et le «savoir-vivre» de nos civilisations. Et que dire des mains qui ouvrent spasmodiquement la bouche du danseur? Sont-ce les mains du danseur, en tant qu'artiste, qui prennent possession d'un pantin? Matérialisent-elles un conflit intérieur au danseur qui se force à prendre la parole mais est dépassé par sa propre violence qui l’empêche de tenir des propos intelligibles/civilisés? Ou sont-elles le symbole d'une autorité? On ne saurait trancher.


Trop d'évidences?
Reste la perplexité, et l'image d'un visage littéralement déchiré par des mains, comme pour laisser jaillir tout ce que l'esprit contient et refoule. Et, finalement, cette image s'impose comme seule vérité, indépendamment de l'auteur de l'action (qu'il soit artiste, interprète ou autorité extérieure). Une position certes radicale, mais qui participe, à sa manière, à l'écriture de l'histoire d'une humanité en péril.
L'impression d'être conforté dans la douleur, d'alimenter un cercle vicieux, finit par poser question. Dans quelle mesure la pièce permet de prendre du recul sur l'aliénation? La lecture interprétative du langage chorégraphique ne fait-elle pas que révéler ce que le spectateur veut bien voir dans la danse? Dès lors, ne prêche-t-on pas le convaincu? Si le message est déjà acquis avant d'être reçu, l'expression du corps est, elle aussi, morte-née. C'est là toute la contradiction du propos artistique... 

Clash - Texte de Vincent Desoutter

«On m'aurait menti?»
Neuf chaises quadrillent une salle de classe. Des silhouettes encapuchonnées. Pas un bruit. Pas un mouvement non plus. Une ambiance vaporeuse. Manque de frontalité. Clash peine à rentrer dans le vif du sujet. Que sont ces mannequins, vagues simulacres, sinon des prétextes pour installer l'un des deux ado-interprètes (Ulysse) et lui donner une contenance? Et encore, vanner des mannequins... quelle audace! On peut appliquer ce discours à l'éventail technique déployé, vaste fouillis qu'on peine à suivre. Entre les vidéos projetées au fond du plateau, celles projetées au sol dans un carré transformé en ring, les mannequins sur leurs chaises là pour un gag ou deux, sans oublier deux figures maternelles parasites... On s’y perd.
La danse et la musique, pourtant composantes fortes de la pièce, peinent à se frayer un chemin jusqu'au spectateur, étouffées par trop d'éléments accessoires. La récurrence des touches d'humour laisse penser que, dans l’écriture, la recherche de rythme a été calquée sur celle d’une comédie. L’effet concret, sur le plateau, est une rupture nette avec une pièce purement musicale/dansée. Pourtant, les deux ados, «matériaux» essentiels de la pièce ne sont pas foncièrement mal traités. Que ce soit en rap ou beat-box, Tristan assure une performance incisive à laquelle répond tout aussi effrontément Ulysse, félin bondissant, capable d'ahurissantes figures au sol. Ce qui surprend chez ce danseur, c'est justement son travail au sol: dans une pièce intitulée Clash, on l'aurait plus volontiers imaginé tout en verticalité, moins aplati face à son opposant.
Dommage que tout cela apparaisse filtré, si distant, qu'on ne ressente pas davantage la proximité, le conflit complice qui les lie l'un à l'autre. Une bonne séquence vient heureusement contredire ce propos, celle où Ulysse roule au sol, comme secoué par des pulsions électriques, insufflées par la rythmique beat-box de Tristan. Le charme opère dans une éphémère symbiose qui dépasse le rapport faussement conflictuel des deux protagonistes, prétexte à un «clash» qui ne dupe finalement personne.


Soudain, une baffe
Toute claque vient à point à qui ne s'attend justement plus à grand chose. Le final est une explosion de violence dirigée contre des vestiges de l'enfance, quelques jouets épars. Les objets volent au mur, comme le corps d'Ulysse qui rebondit à toute vitesse, transformé en boule de flipper. Les jouets sont littéralement explosés. Plus aucune pitié, plus aucune distance. L'impact n'en est que plus fort, après une construction trop fumeuse...
Et si cette scène ne réconcilie pas pour autant avec la pièce, le geste final force le respect. Un regard mauvais jeté au public, dans un rapport frontal soudain. Une poupée, dernière survivante du massacre, saisie par les cheveux. Et sèchement, Ulysse qui lui brise le cou.

samedi 28 novembre 2009

Clash - Texte de Julie Pirlot

Après Slipping, corps à corps sensuel et obsédant qui voyait s'affronter un homme et une femme au centre d'une cage pour fauves, Carmen Blanco Principal choisit d’interroger et de mettre en scène deux adolescents en quête de sens, Ulysse et Tristan, que la chorégraphe lance dans un duel verbal, physique et musical.


Huit personnes assises dos au public. On se projette dans une classe d’élèves attentifs. Ulysse se retourne, regarde, il se lève, provoque les autres: envie de foutre le trouble dans cette salle si calme. Perturbateur. Il saute, insulte, distrait, siffle, rote! Ses camarades restent sans réactions, inertes. «Tu veux voir mon cul? C’est gratuit…» Langage d’adolescent rebelle, brut, sans censure. Ulysse se rassied, tourne son visage vers les gradins, mais cette fois-ci, il n'est pas seul: ils sont deux à se lever et c’est par surprise que l’on découvre que les autres corps ne sont que mannequins.
Un face à face débute entre les deux adolescents, le combat a commencé. A droite, Ulysse! A gauche, Tristan! La salle de classe se transforme en ring de boxe. Chacun est accompagné de sa mère, comme si elle était son coach sportif, entraîneur et supporter. En fond sonore, les mères racontent l’enfance de leurs fils, leurs joies, ambitions, passions. Une innocence qui marque une image contradictoire: les deux garçons en train de s’échauffer, la haine dans le sang. En fond de scène, sur un écran, des images défilent, comme des souvenirs d’enfance, des bouts de films super huit de gamins pleins de vie...
Tristan saute et frappe une cloche: annonce de la première bataille. Des lumières de rue apparaissent, floues, sur l’écran. Il prend le micro et commence à rapper. Sur un ton relativement agressif, il libère son cœur et sa tête. Ulysse, lui, actionne la descende d’un immense cadre en métal qui vient enfermé Tristan et limiter l'espace où se passera désormais leur battle. Ulysse provoque son compagnon-adversaire, le nargue. La violence est omniprésente. De sa main il presse la détente comme si d’une arme, il stoppait son adversaire. La cloche sonne à nouveau. Cette fois, c’est à Ulysse de se lancer, il applaudit, fort, encore plus fort… La musique prolonge le rythme de ses mains, et sur un mélange entre hip-hop et flamenco, il danse. Comme un animal en cage, il regarde, prêt à l’attaque, se déplace les mains au sol. Tel un félin, il bondit, impressionne par ses saltos.
Ces premières épreuves achevées, les deux ados (tout juste 18 ans) se font cajoler par leur mère: massage, bouteille d’eau, petit encouragement à l’oreille. Puis s’en vont...
De nouveau face à face, Ulysse et Tristan se provoquent, l’un rappe, l’autre réplique à coups de citations très drôles et vulgaires, en référence à plusieurs films: Le père noël est une ordure, Dikkenek, Scarface… «Je sais que j’plais pas à tout le monde. Mais quand j’vois à qui j’plais pas, j’me demande si ça m’dérange». Cette phrase est significative de l'optique de mise en scène choisie. Ils ne cherchent pas à plaire, et c’est bien pour cela que le public serait choqué par certains leurs discours, certains de leurs gestes. Les insultes éclatent: «Je t'encule Thérèse! Je te prends, je te retourne contre le mur, je te baise par tous les trous, je te défonce», lance Ulysse à son adversaire. Ils se rabaissent l’un l’autre, mais s’encouragent aussi à devenir plus forts. «Dieu aime regarder les gens. Pour son propre divertissement. Il établit des règles. Il se fend bien la gueule. C’est un refoulé, un proprio qu’habite même pas l’immeuble…» Ulysse critique Dieu, il n’a plus foi en rien, la colère le ronge.
Un jeu de larges bandes blanches projetée au sol. Comme sur un passage pour piétons, Ulysse et Tristan avancent… et le temps s’arrête. Ils s’ignorent, passent l’un à coté de l’autre. Une télécommande dans les mains, pause, play, review…
La compétition continue, chacun de leur coté, ils graffent les murs avec un pochoir les représentant. Collent des affiches d’eux-mêmes. C’est maintenant par le beat-box que Tristan s’exprime. Ulysse s’épuise, se laisse posséder sur le ton et le rythme donnés par son adversaire. Des images défilent au sol à toute vitesse comme une anarchie sous son corps.
Le beat-box terminé, sans transition, du hip-hop au parfum de berceuse. Au sol, Ulysse se recroqueville sur lui-même, se tord, se cherche, danse comme s'il prenait sur lui toute sa colère. Une remise en question?
Tristan vient déposer un sac de jouets sur la scène. Ulysse se relève et l'ouvre. Avec une nostalgie d’enfance, il découvre ses anciens jouets. Un ours en peluche à la main, il le caresse, sourit. Comme un apaisement. On pense que toute cette violence est terminée. En vain… Une explosion apparaît à l’écran, des lumières stroboscopiques émettent des éclairs en noir et blanc. La scène se fige, le public aussi… Ulysse rentre subitement dans une rage, une colère noire qui le pousse à tout détruire. Il balance, explose, jette, démoli tous ses souvenirs… C’est contre les murs qu’il s’abandonne à son mal-être intérieur. Le cœur s’accélère, qui n’a jamais eu envie de tout anéantir?
Tout est détruit, tout est fini. Les deux adolescents s’avancent et regardent le public fixement. Ulysse tient une poupée à la main, et d’un air fier, la décapite. Il sourit plein d’arrogance... Clash, les traces d'un conflit qui n’est pas seulement extérieur mais intérieur. Et loin d’être terminé…

vendredi 27 novembre 2009

Itinéraire - Photos de Pedro Citole




Itinéraire - Texte de Ludivine Joinnot

«Chassez de votre esprit les idées parasites. Fermez les yeux. Regardez…» Des instructions livrées au public via une voix off électronique… Coincée dans une «boîte-trapèze», Mélanie Munt s’impose une prison que nul ne lui a imposée. Elle chante une chanson d’amour, demande qu’on l’embrasse, qu’on prenne ses mains, qu’on prenne tout d’elle. Son corps parle le langage de la contorsion répétée, se fait petit, recherche une place dans cet espace quasi clos. Elle oblige ses membres à s’enchevêtrer les uns dans les autres, elle se rejoint, comme en position fœtale. Enfermement temporaire? Elle semble si maladroite, si naïve. Le cadre qu’elle se donne la limite dans ses actions. Mais elle cherche à sortir de sa gangue, cherche à revivre «normalement». Plus qu’une naissance, elle vit une renaissance, qui la charge d’une mission: refaire surface, hors de ce huis-clos dans lequel elle s’est forcée à se barricader. On regarde les choses de haut. L’enveloppe dans laquelle elle s’enferme nous paraît désormais modulable. On plonge dans l’intimité d’une femme qui raconte son histoire rien qu’en ondulant les mains, les bras, la tête, les jambes, les pieds.
Un corps qui rampe, qui peu à peu sort de sa coquille pour partir explorer le monde. Une fois dehors, c’est son ombre qui la remplace dans la boîte, et prend la forme d’un marquage après le meurtre. Elle quitte un endroit pour vivre un ailleurs tout en laissant une trace d’elle sur son point de souffrance.
Elle cherche. Comme un animal. Sans plus savoir comment il faut faire. Comme en déséquilibre. Besoin de réinsertion. Comme le jour qui fait mal quand on a trop regardé la nuit. En maladresse toujours, en ivresse, en peur, elle s’agite timidement. La musique est calme. Un film appuie sa perdition. Elle ne se trouve plus. Elle ne sait plus où elle a bien pu s’abandonner. Elle est parvenue jusqu’à une forêt mais elle ignore où elle va. Elle n’est guidée par aucune étoile. Elle s’imagine des dangers, des bêtes venant lui manger l’oreille. Elle aime pleurer. Le sentier. La forêt.
Debout, son corps se dessine en ombres lumineuses. Son cœur se peint de rouge. A l’intérieur. Il prend toute la place. Elle a donc encore un cœur... Elle n’en avait plus conscience. Elle parle à son contour dessiné sur un mur. Elle lui dit, à cette trace d’elle, qu’elle est belle. C’est difficile de quitter sa propre enveloppe. C’est délicat.
Dalida et Alain Delon chantent… «Paroles, paroles, parolesToujours des mots, rien que des mots.» Ca en fait trop. Pendant ce temps, Mélanie boxe, frappe ses hiers dans l’espoir secret de retrouver le chemin vers demain. Elle perd son ombre, glisse, se couche au sol. Seule. Puis, se redresse et danse. Joyeuse, elle explose. Comme lorsque l’on perd l’amour, que l’on rit, que l’on pleure, que l’on est perdu. L’espace est encore trop large pour s’y retrouver; il faut du temps… Elle quitte les endroits qui ne sont pas faits pour l’accueillir. Se penche. Se met en route. Se perd davantage. Dans la lumière rouge, Dalida et Alain Delon lui rappellent qu’elle est belle. Elle ou son ombre. Elle retourne aux contours de son corps dessinés sur le mur. Elle n’est plus un mais deux. Elle se laisse colorier pour rejoindre son ombre délimitée. Sa vie n’est plus qu’un gribouillis d’enfants, des bouts de laine emmêlés. Des lignes se dessinent. Des chemins s’offrent à elle. Elle ne sait pas lequel prendre. Elle est Ariane. Elle est une silhouette dans un labyrinthe, dans un mystère, dans un point d’interrogation. Elle est elle-même le point d’interrogation.
La voix off revient (celle issue d’un système de navigation ou d’un photomaton). Elle donne des instructions à Mélanie Munt. Puisqu’elle avait oublié la route, il faut tout lui expliquer, à nouveau. Lui rappeler. Qu’il faut fermer les yeux. Lever le bras. Encercler son partenaire. Tendre les lèvres. Sortir la langue… Il faut tout lui expliquer, à nouveau. Lui rappeler… Les instructions se mélangent. Dans sa tête. Dans la réalité aussi. La machine s’emballe. La danseuse ne sait plus que faire. Aimer, danser, deviennent compliqués. Elle reste tendre dans sa maladresse, dans son incapacité à se souvenir. Elle est amnésique à l’amour.
Elle lui demande de l’embrasser. Elle a envie de lui plaire. Elle se perd encore. Dans la forêt. Dans la lumière. Elle voit un loup animé, tout droit sorti d’un dessin, de ceux que l’on trouve dans les livres pour enfants. Elle entend le bruit d’un insecte. Le loup a déjà dévoré quelqu’un. On le voit en transparence, tout entier encore, dans son ventre. Comme dans les contes. Elle se cache pour éviter de se faire avaler. Elle se camoufle dans la végétation. Elle se fait caméléon de ses émotions. Elle y revient. Elle se recache dans un coin. La lumière dans la tête. Nulle part ailleurs.
Elle cherche le sol. Ses doigts courent sur le plancher. C’est le cycle de l’amour. Il faut retourner dans sa caisse. Réapprentissage de l’affection pour un animal enfermé qui a peur du monde. Animal amnésique par volonté, non par accident; les prisons où l’on s’enferme volontairement sont souvent plus grandes que celles où l’on nous emprisonne… Il faut tout lui réapprendre. Tout. Absolument tout. Parce qu’elle a perdu le chemin. Parce qu’elle ne sait plus lire la carte. Parce qu’un GPS, quand on marche dans une forêt, c’est ridicule. Il faut tout lui réapprendre. Elle est amnésique à l’amour.

Clash - Texte de Ludivine Joinnot

Clash, c’est le fracas imaginé par Carmen Blanco Principal et interprété par deux adolescents, Ulysse et Tristan. Entre fiction et réalité, la transition de l’enfance à l’âge adulte s’énonce ici dans sa plus sincère vérité émotive. En plein bouleversement des corps et de l’esprit, ces deux jeunes optent chacun pour une méthode de communication et d’expression complémentaires: Ulysse joue de son enveloppe physique et danse pour parler; Tristan, lui, préconise le chant et la musique. Il y a dialogue, sur une espèce de ring de boxe. Il y a jeu, incompréhensions parfois, et surtout rage de vivre dans un monde qui ne suscite que l’interrogation et où chacun cherche sa place.
Clash cogne au plus profond du ventre du spectateur et fait une incursion brutale et violente dans le quotidien. Se conduire bien, se conduire mal, se conduire comme on peut, quand on à dix-huit ans et que l’on croit pouvoir changer le monde. Ulysse et Tristan donnent une gifle à l’humain au moyen du human beat box, du rap et du hip-hop. Ils tentent de se provoquer l’un l’autre autant que de provoquer le public. L’un parle anglais, l’autre français, mais cela n’exacerbe pas leur difficulté de communication.
Clash a quelque chose à raconter, un message à faire passer peut-être. Pour ce faire, le décor initial laisse voir neuf chaises dont huit sont occupées par des jeunes en sweat-shirt à capuche. On les voit de dos. Qui sont les deux «acteurs principaux»? Après une tentative de défi, Ulysse et Tristan, font comprendre que les six autres personnages ne sont que des mannequins destinés à servir de spectateurs également.
«Quand il était petit, il jouait au chevalier. Il jouait aussi avec des dinosaures», dans la bande son, la mère de l’un d’eux parle et se souvient: «C’est un enfant d’Internet […] Fascinant. A deux ans, il faisait déjà des perspectives impeccables. Il pouvait déjà dessiner quelque chose […] Il est très souple. Il était très fort pour tout. En sport surtout. Natation. Rugby. Il a suivi des stages de danse. Hip-hop, classique. […] Je voulais qu’il soit philosophe. Il a porté son choix sur l’architecture […] Sa plus grande qualité: être émotionnellement très fragile.» Comme une nostalgie de mère qui se souvient de son fils. Comme une fierté, aussi, à parler de son môme… Les mamans regardent grandir leur enfant et le coachent lorsqu’il se retrouve en plein match de boxe, encerclé dans un ring que Carmen Blanco Principal fait sortir du haut du plateau. Un match de boxe pour faire dire et bouger des adolescents en pleine révolution intérieure. Ring qui rappelle étrangement la cage de Slipping, la précédente création de cette chorégraphe, metteure en scène et plasticienne de formation.
La lumière. Tristan. Un rap. En anglais: «From the vain. Gravity. Yes. Defying the laws. Fuck your opinion. Yeah! […] I can’t just think…» Du human beat box, aussi. De la musique. Obsédante et vivifiante.
La lumière. Ulysse. Des mouvements de hip-hop jetés au sol. En français. Des insultes parfois lancées dans l’air. «Je te baise. Je te défonce. Je t’encule […] Le soleil se lève avec ou sans toi. Il en a rien à foutre […] Dieu aime regarder les gens. Pour son propre divertissement. Il établit des règles. C’est un refoulé, Dieu. Un proprio qu’habite même pas l’immeuble…» Des répliques de film que l’on croit reconnaître... «Je sais que j’plais pas à tout le monde. Mais quand j’vois à qui j’plais pas, j’me demande si ça m’dérange».
Un moment fort en image: des lignes blanches tracent un passage pour piéton sur le sol. Les deux adolescents traversent une rue. Comme au ralenti. Comme dans un clip. Pendant ce temps, des images sont projetées sur écran en fond de scène: un labyrinthe, la rue et ses enfants dans leur diversité… Faut-il suivre le chemin tracé ou tracer son propre chemin?
Tristan et Ulysse se rejoignent pour adresser leur message aux mannequins restés assis. Et au public par la même occasion. Par la technique du pochoir, ils taguent leur image un peu partout sur les murs de la salle. Laissant là des traces d’eux pour nous souvenir. «Et des milliards de figurants…» s’affichent au sol, en vidéo, comme autant de dessins psychédéliques. Ulysse danse sur les images projetées. Tristan chante pour les faire vivre plus encore. Zapping, bombardement. Images télévisuelles accélérées à l’écran.
Tristan part chercher un sac rempli de jouets, et la scène finale se prépare. Dans son dérangement, sa violence et sa brutalité. Dans sa rage de vivre, une fois de plus. D’un animal en plastique à un autre en peluche, il n’y a qu’un pas. Ulysse entre en transe. Ulysse entre en conflit. Après s’être, pour un peu, attendri devant toutes ces bribes de son propre passé, évanoui en partie, il casse tout. D’un objet à l’autre. Ses gestes sont jetés autant que les jouets. Déchirement. Le spectacle trouve ici tout son sens. Dans l’emportement et l’interrogation d’une paire d’adolescents. De ce Clash qui, peut-être, est le moment exact de l’entrée dans le monde des adultes.
Si l’on ne voit pas le temps passer, si l’on est ému et bouleversé, on reste sans voix aussi devant l’imagination et la qualité de travail d’Ulysse et de Tristan, qui gardent leur vrai nom pour monter sur scène. On sent cette liberté d’action qu’aura laissée Carmen Blanco Principal dans la possibilité de ces jeunes de clamer haut et fort leur propos. La trame savamment dessinée par la metteure en scène se lit et s’apprécie dans la place de choix laissée au message à faire passer.

Book of man - Texte de Ludivine Joinnot

«Nous avons perdu quelque chose quelque part. Définitivement et à jamais», nous lancent les auteurs de Book of man

Un danseur, seul, semble torturé. Il se roule sur le sol. Comme emprisonné par son corps. Une inquiétude permanente se dessine clairement sur ses traits. On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Il veut bien nous livrer les pages de ses peurs même s’il refuse de les nommer. Il veut bien clamer son mal-être mais pas les raisons de ses peines.
On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Et ce, de multiples manières. Ses mouvements, comme issus du hip-hop, favorisent l’articulation des épaules, du cou, de la tête. L’homme s’enferme dans des soubresauts. Bouger est un sport, une performance physique, un match de boxe. Son angoisse, visiblement encore en partie maîtrisée, s’extériorise pour mieux s’échapper ensuite. La danse habille et déshabille à la fois. On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Le corps se relâche, se désarticule, quitte l’angoisse, «s’arabesque». Il n’y a aucun répit pour la frayeur.
Sur grand écran, de gros plans du danseur, de son anatomie, de la joue au crâne. Histoire d’analyser à la loupe les causes de ses inquiétudes. Histoire de lire entre ses lignes de vie... Silence. La musique s’arrête. Un carré de lumière s’accroche au sol. L’homme s’y blottit, se tient le visage entre les mains, pleure, aboie comme un chien perdu. Il se recroqueville, rentre en lui. En mystère. En secret.
La musique est son ping-pong automatique. Il sent les vibrations de son corps. Le public, aussi. Sa gorge se noue. Il lui reste la tête toute entière pour s’exprimer. Sans mots. Sa bouche muette et son regard bavard nous diront ce qu’aucun mot ne parviendra jamais à dire. L’angoisse de la musique et celle du corps sont une lutte perpétuelle contre les idées, contre un cerveau comprimé dans une tête devenue trop petite. Restent les paupières pour danser. Un clignement et l’on devine les blessures de guerre. Le visage peut danser, lui aussi… Tout comme la respiration.
Un corps qui se promet de s’éloigner de la peur, qui se jette vers le monde extérieur, coexiste avec un corps qui n’accepte pas de sortir de sa cellule. Quand la douleur surgit, le danseur se crée une muselière. Son corps souffre d’une douleur intrinsèque dont on ne peut que prendre en compte la mesure, le lourd poids mais pas la dimension, ni la cause.
Le danseur crie, habitant d’une tribu anonyme. Des cris lui viennent des tripes. Toujours couché sur le sol, il établit le lien entre son corps et sa tête. Son esprit et son enveloppe corporelle. Il lève un bras vers le ciel comme en incantation. Il crie ensuite. Avant de porter les mains au crâne. Il répète des rituels, les enchaîne à l’identique. Encore et encore. Il garde enfermé un mal qui le ronge et dont il refuse de dire le nom. On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Il veut bien nous livrer les pages de ses peurs même s’il refuse de les nommer. Il veut bien clamer son mal-être mais pas les raisons de ses peines.
Il retourne au calme d’une respiration mieux maîtrisée. Il cherche à se détendre. Il revient. Plus léger… Il se met à nu. Au propre comme on figuré. Cherchant à nous montrer ce qui ne se voit, de toute manière, pas de l’extérieur. Il respire et s’exprime par le corps. Il n’en peut plus de souffrir. Il crie sa peine. Il aboie. Comme un chien. Petit à petit, sa douleur devient si grande qu’elle ne peut même plus s’évader par des vociférations. Son corps se crispe. Le public, aussi. Ne riez pas; il s’agit de douleur, pas d’absurdité. Vous vous moquez? Vous manquez de compassion, peut-être.
Nu. Le danseur est complètement nu. Il se recroqueville. Il se met à nu. Au propre comme au figuré. Il se couche au sol. Sur le ventre. Sur le dos. Il se rhabille, faussement gêné, avant de prendre la pause, encore nu. Son corps bouge, progresse, gagne en force, par sa nudité, par son naturel. Sûr de lui, il est incertain de sa douleur. Il se désarticule et se lâche. C’est beau comme une danse tribale.
Il faudrait se taire. Dans la société. Taire ses peines. Ne les dire à personne. Juste les montrer et attendre que quelqu’un les voie. La vie, comme un combat de boxe, en direct du ring de la rue. En direct des œillères des autres.
«Nous avons perdu quelque chose quelque part». Nous avons peut-être perdu notre capacité de regard, d’empathie pour l’autre. Quelque part, dans une rue. Il est temps de se mettre à chercher…

jeudi 26 novembre 2009

Cvartet pentru o lavaliera - Texte de Sébastien Noulet

Une cabine téléphonique. Coincés dedans, trois interprètes ont une directive claire à suivre: ne pas se manger le bout du nez. Sur base de ce postulat, ils sont libres d’improviser ce que bon leur semble pour autant, donc, qu’ils respectent le défi de se supporter… et de supporter la chaleur des autres.
Au cours de l’heure assignée à cette performance, le trio est soumis à un environnement sonore composé par un quatrième acteur situé à proximité, le DJ. Simultanément ou en alternance à ses mixes, les performeurs créent leur propre univers sonore via un micro-cravate (lavaliera en roumain) installé dans la cabine. Ce dispositif caché amplifie tous les bruits: respiration, frottement des mains et des semelles sur la vitre, gestes, mouvements, voix...
Pendant une heure, ils entrent dans un délire limité à 3 mètres cube: ils se portent l’un l’autre, se poussent, s’entremêlent, se décoiffent, se retroussent les chaussettes, la jupe et le pantalon, se découvrent, se recoiffent, se palpent, se pincent, s’embêtent, s’écrasent, se surmontent, se chevauchent, s’en prennent l’un à l’autre, s’énervent, sursautent, gémissent, se calment, chantonnent, se collent à la vitre ou frappent dessus, s’embrassent, se supportent…
Tout ce remue-ménage dégage de la chaleur, qui crée de la buée, qui se condense et ruisselle. Et le public, malheureusement statique (assis), observe comment l’on peut survivre à cette drôle d’expérimentation pas très humaine. Et pourtant reconnaissable si l'on pense à une télécabine ou un ascenseur bloqué par une panne de courant.
Etonnamment, durant toute la durée du spectacle, on s'attend à une issue violente. Comment est-il possible de rester si longtemps enfermés avec d’autres personnes sans en venir au mot ou aux mains? Là, réside sans doute l’exploit de Lavaliera...: ne pas tomber dans le prévisible, nous obliger à regarder (assis que nous sommes) des individus obligés de vivre ensemble (à notre image), coincés dans leur propre existence, transparents.
Enfin, si l’on pousse la réflexion un peu plus loin, l’idée de la cabine sous écoute mais sans téléphone illustre parfaitement notre société où le téléphone est devenu, plus qu’un outil de communication, un bon outil de localisation...

Clash - Photos d'Eric Vauthier










Clash - Texte de Sébastien Noulet

Clash rime avec «trash, splash, flash»... Le jeune duo (deux ados de 18 ans) est animé d’un feu vivace. L’un chante, l’autre danse, exprimant chacun à sa façon son trop plein d’énergie. Les mots défilent à toute allure, en saccades, sur des rythmes de hip-hop. En écho au beat box, du break dance, des saltos audacieux… Les deux héros se provoquent plus par jeu que par réel défi, car dans cette aventure, ils sont partenaires. Ils se montrent dans toute leur arrogance, ardeur difficilement canalisée. Indomptés.
De cette bouffée d’énergie, on retient, au-delà des démonstrations de force et de talent, un superbe passage scénique et musical influencé par le flamenco où le jeune acrobate danseur, mains à terre, redresse le torse et une jambe tel un scorpion. Ou encore ce moment où, plaqué au sol, il tourne sur lui-même, comme cherchant vainement une issue.
Clash brosse tour à tour les phénomènes du langage ado, du zapping, du street art ou du graffiti. Pour rendre leur histoire plus véridique, Carmen Blanco Principal leur a donné carte blanche. Elle s’est même fait un malin plaisir d’offrir un sac rempli de jouets en pâture à ces deux jeunes hommes à peine sortis de l’adolescence... Et ça fait mal!

Turba - Photos de D. Grappe






Turba - Texte de Julie Pirlot

«Biennale Charleroi/Danses» est-il inscrit sur le billet d’entrée. Pourtant Turba n’a pas grand chose de dansé… 
Le décor, excessif et superflu, fait écarquiller les yeux. Et c’est bien la seule chose dans ce spectacle qui laisse les yeux ronds. Des arbres, des fontaines, des petites plates-formes, de nombreux costumes… Matériel et dispositif scéniques en abondance qui ne servent pas à grand-chose...
L’idée de départ est pourtant sympathique: associer mouvement et composition musicale au texte de Lucrèce, De rerum natura (De la nature des choses), long poème en langue latine qui parle d’être, de créer, de se réaliser... Mais sur le plateau, difficile d’associer ce qui se passe à ce qui est dit. Manque de lisibilité flagrant. Et il est particulièrement frustrant de se sentir totalement idiot, voire inculte, tout au long d’un spectacle.
Le texte latin, déjà complexe au départ, est ensuite traduit en plusieurs langues européennes. Allemand, espagnol, italien, portugais… et on en passe. Sans aucun sur-titre, c’est à vous donner une migraine tenace. Heureusement, le français se place, ici et là. Grand soulagement. Il s’impose même au fur et à mesure du spectacle.
Il n'empêche, les onze interprètes nous endorment par une forme de récitation systématique. Les «acteurs» débitent Lucrèce comme des professeurs complètement indifférents à leurs élèves. Ils récitent, s’arrêtent, reprennent… Ils reprennent, s’arrêtent, récitent… Et cela, pendant toute la mise en scène. Au point d’en devenir franchement agaçants. Au point que des spectateurs n'hésitent pas à se lever et partir… D’autres, par contre, restent jusqu’au bout, totalement accrochés comme l'ont prouvé les applaudissements. Enthousiasme débordant, voire surabondant… Qu’en penser? «Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas», dit-on. Quoi que…

Humus vertebra - Texte de Ludivine Joinnot

Humus vertebra ressemble à s’y méprendre à un conte de fée où les épouvantails évoluent tant pour le plaisir des petits que pour celui des grands. Chacun regarde avec plaisir cette plongée immédiate dans le monde de l’absurde et s’y sent presque chez lui. D’un souvenir de rêve à un souvenir d’enfant.
Univers de cirque. La piste dessinée à même le sol en est le premier témoin. Terre d’accueil pour trois artistes qui avancent, comme ils le peuvent, dans un croisement triangulaire où chacun trouve sa place sans exception. Des pas de danse que l’on aurait, de prime abord, dédié à un couple de danseurs et qui, ici, prennent une valeur d’exception tant le trio semble juste et construit.
Des corps parfaitement souples et malléables qui s’enchevêtrent, devenant pantins animés après s’être probablement tus trop longtemps dans leur condition antérieure d’épouvantails. Ils roulent, ils glissent, ils apprennent à voler tels des oiseaux. Ils s’amusent, se balancent, s’installent. Ils s’attachent, prennent de leur indépendance, combattent leurs incertitudes et leur questionnement. Ils dansent, s’imbriquent dans le corps de l’autre et ses interstices, se déforment tant qu’ils le peuvent.
Des équilibristes, des contorsionnistes, des clowns, des êtres tragiques et hors normes. Un peu de tout cela à la fois. Pour créer toutes les combinaisons possibles avec un matériel basique que sont trois grandes boîtes. Trois caisses aux fonctions multiples: balancelle, bateau, wagon de train, cercueil, building aussi, peut-être. Souvenir d’enfant s’amusant avec le carton qui emballait son cadeau d’anniversaire plutôt qu’avec le cadeau lui-même. Trois êtres perdus qui reprennent contact avec ce qu’ils peuvent de l’existence, une fois dotés du pouvoir du mouvement. Dextérité d’aménagements plus loufoques les uns que les autres. Trois boîtes pour une multitude de solutions, pour un équilibre sans bavure. Bien que le risque du déséquilibre effraie, ils virevoltent avec force, violence parfois, délicatesse et tendresse. Des croquemitaines qui donnent un sens à leur raison d’être. Une petite émotion malgré une légèreté apparente de l’histoire, laquelle se rattrape largement avec une trame chorégraphique recherchée et percutante, soutenue par des imbrications harmonieuses de corps.
Surgissent, par instants, des défilés d’images, par petits éclairs quand vient la lune la nuit. De ces films courts, entre réalité et fiction, entre hallucinations et vertiges. Univers animal où l’on s’amuse à reconnaître un chien, un homme, un singe, un bélier ou un bouc. Lesquels se transforment perpétuellement pour semer le trouble.
Puis, une petite musique. Non permanente. Qui part et revient. Sans trop encombrer. Juste ce qu’il faut d’incursions. Des percussions créées par les danseurs eux-mêmes, des petites musiques de jouets d’enfants pour rythmer des cabrioles, des culbutes, des cumulets au sol, d’un corps à l’autre, les trois combinés.
Plus que de la danse à proprement parler, Humus vertebra se perçoit comme une pièce de théâtre muet ou comme une performance de cirque. Trilogie artistique sympathique, jolie, divertissante, légère et drôle tout autant qu’émouvante qui ne manquera pas de laisser un petit souvenir dans les jours du futur proche.

Adapting for distortion + Haptic - Texte de Ludivine Joinnot

Adapting for Distorsion et Haptic. Deux dimensions. Un même espace revisité et réinvesti par un même danseur. Adapting for Distorsion opte pour le blanc. Haptic pour la couleur; du bleu au vert en passant par quelques touches de rouge. Des néons qui brillent dans la nuit.
Adapting for Distorsion, c’est un corps qui penche, qui voudrait se laisser aller à tomber dans le vide de ses pas. Central, l’homme est l’élément qui plante le décor. Le tableau à l’arrière plan se quadrille après s’être ligné. Comme un cahier d’écolier devenu mire de télévision. L’immobilité du danseur perturbe pour bientôt prendre du mouvement. Tout en subtilité. Tout en discrétion aussi. Petit tournis délicat qui se fait à peine sentir. Parfois, l’électricité d’un son, celle aussi d’une image qui envahit l’espace allant jusqu’à faire passer le danseur pour élément secondaire de la composition.
La scène bat au rythme d’un paysage qui défilerait, toujours à l’identique d’un long voyage en train, calé sur des rails. Monotonie de passage même si le corps tend à s’articuler, à se désarticuler. Zèbre hypnotique, le danseur propose quelques pas que l’on pourrait rapprocher du registre hip-hop. Il hypnotise certes mais dans une structure trop conforme, trop électrisée qui finit par agacer sur la longueur. Les vibrations sont réelles. Celles du spectateur, aussi. Mais l’on se demande parfois si c’est le corps du danseur qui danse ou si ce sont les images de la scène qui bougent. Sans doute le jeu réside-t-il là, dans cette ambiguïté précise. Mais une image peut-elle remplacer un humain?
Haptic se calque sur le premier modèle. En presque tout point. La durée de la prestation comprise. Si ce n’est le costume du danseur qui change de couleur, si ce n’est la géométrie du lieu qui se reconfigure. Les carrés sont remplacés par des droites. Bleues et vertes. Sur tubes de néon, dirait-on. Le jeu sur la couleur persiste autant que le jeu sur les formes d’Adapting for Distorsion. Le rouge survient et, avec lui, des mouvements plus généreux du danseur à qui l’on redemanderait bien de nous faire revoir ses pas sans ombre ni lumière ni décor. Dans une plus grande simplicité qui nous dirait si, réellement, c’est le corps qui décide ou s’il s’agit du décor qui porte en lui toute la magie de cette hypnotisante prestation…