lundi 16 novembre 2009

Squaregame & Split sides - Texte de Julie Pirlot

Merce Cunningham, danseur et chorégraphe américain, est décédé à l’âge de 90 ans le 26 juillet 2009 à New York. Son œuvre a contribué au renouvellement de la pensée, de la danse dans le monde. Il est considéré comme le chorégraphe qui a marqué la transition entre danse moderne et danse contemporaine. Il a notamment découplé la danse de la musique.


Comme de la sorcellerie...
Squaregame (1976) est hypnotique, la demi-heure de spectacle passe en un coup de vent. Les danseurs impressionnent par une chorégraphie synchronisée et précise sur chaque mouvement. On passe sans cesse d’un solo à un duo, à une association de tous les danseurs, le tout hyper structuré. La musique est pesante, comme une incantation ancestrale lancée aux danseurs. Elle prend possession des corps, comme une drogue, un ensorcèlement. Les mouvements deviennent comme une entrée en transe, multiple. Comme une extravagance qui exerce une emprise sur le spectateur. Plus moyen de détacher le regard de ce sortilège.

Place à l’imagination
Pour Split Sides (2003), deux versions ont été conçues pour chacun des éléments de la pièce (lumière, costumes, chorégraphie, musique et décor). Pour chacune de ces deux parties, le choix de ses ingrédients est livré au hasard, à une série de lancés de dé avant chaque représentation, la rendant ainsi à chaque fois différente, unique.
Pour la première partie, le hasard a donné une chorégraphie en noir et blanc sur une musique de Sigur Rós. Un décor imprécis comme une forêt cachée par la brume et la pleine lune dominant la scène. Les costumes sont comme une forêt morte, un effet de branches donné par un stylo à encre noir qu’on aurait secoué sur le tissu blanc. Un solo qui coupe le souffle sur une musique électrisante, des duos aux accents enchanteurs, mystérieux, dansant sous la lune. Des moments d’ensemble, aussi, où des mouvements saccadés vivent sur une musique qui rappelle une idée d’enfance, comme une berceuse... Une image de boîte à musique et de danseurs à l’intérieur apparaît.
Pour la deuxième partie, costume coloré et musique de Radiohead. On n’a pas le temps de prendre une bouffée d’air. Le décor change en un instant, se fait lumineux. Comme des immeubles flous et futuristes remplacent la beauté de la lune. On est toujours dans la découverte du mouvement et du corps dans l’espace. La bande son, par ses quelques jeux de basse, dégage une force qui vient vous envahir le ventre; ça fait du bien! Et l’on finit embarqués par quatre duos qui vous électrisent par la fusion et la confiance sensuelle qu’ils explorent.


Un mélange détonant
Que se soit dans Squaregame ou Split Sides, les gestes sont gracieux, forts, parfois un peu brutaux mais toujours sensuels. Ce qui est peut-être dérangeant, c’est précisément cette idée de détacher danse et musique. En effet, la musique n’est pas en concordance avec la chorégraphie. On entend une partition avant-gardiste, un peu robotique, à l’énergie mystérieuse. La danse nous donne d’autres images, des mouvements gracieux, classiques. Comme un ballet qui se déroulerait sur le mauvais disque. Ce n’est qu’une question de goût car c’est aussi ce qui caractérise l’évolution Cunningham.

Split sides - Texte de Vincent Desoutter

«Je sais exactement ce que je veux», Merce Cunningham.
«
Un coup de dé jamais n'abolira le hasard», Stéphane Mallarmé.


Articulation de variables
Entrevue de potentialités
Symbiose remarquable
Hasard chorégraphié.



Placer sous les projecteurs 
Le costume, seconde chair
Le sublime étouffant l'intime
De virtuoses cherchant l'air.



Dichotomie mathématique
Maîtrise et démesure
Sur tonalités organiques
Composition sans rature.



Pourtant jouée au dé
L'évolution des corps
D'un revers de main, balayée
N'est que petite mort.


Car ce que l'on aurait pu voir

Ces suggestions imaginaires
Sont la survivance du hasard
Au chorégraphe tortionnaire.

Squaregame - Texte de Sébastien Noulet

Le choix de ce premier spectacle de Cunningham à La Biennale n’est pas anodin. Datant de 1976, il nous facilite la lecture des chorégraphies à suivre. D’une rigidité formelle déjà impeccable, Squaregame joue du contraste propre à ce précurseur: confronter l’expérimentation sonore à un jeu de danse parfaitement structuré.


«C’est le processus qui compte»
Par cette phrase, Merce Cunningham nous donne une clé de compréhension sur son travail. En effet, chaque œuvre est le fruit d’un processus mental. L’on penserait presque à l’art conceptuel où prime l’idée sur la forme. Or, ici, la forme est parfaite, mais construite sur un concept, ici, celui du jeu dans un carré. Jouer, les danseurs le font, pas au sens premier et ludique, car chaque pas, chaque geste est calculé, peut-être sur base de l’espace quadrilatère dans lequel ils évoluent.
Surface blanche parsemée de sacs blancs sous une lumière blanche: l’ambiance est lumineuse et le jeu de même. Seule «liberté», les danseurs déplacent les sacs, sorte de bornes molles au-dedans de l’espace circonscrit.


Contraste étrange
Ce qui nous frappe également dans Squaregame, c’est le contraste schizophrénique entre une bande son à la fois spatiale et aléatoire et une chorégraphie strictement structurée. Si Merce Cunningham s’essaie à des musicalités nouvelles et chaotiques, il impose par contre à ses danseurs une ligne de conduite stricte, ne laissant aucune place à l’erreur. Il le dit lui-même: «je sais exactement ce que je veux». Cette rigueur vis-à-vis de ses danseurs lui permet de mieux faire ressortir la musicalité des corps. Ce qui est sûr, c’est que la maîtrise du jeu chorégraphique n’empêche pas l’expression d’un langage corporel nouveau surpassant de loin les codes classiques.


Performance physique
Le jeu très coordonné de l’ensemble et la fluidité des déplacements, produisent un phénomène étonnant: le spectateur oublie que les danseurs ne disposent que d’un espace clos, un carré blanc. Battements de pied, balancements de tête, épaules qui roulent, ventres qui se rentrent, chaque mouvement est d’une netteté surprenante.
Quant à la voix de Merce Cunningham, elle crache dans le micro, sans animosité mais faussement ludique. Par moment, la voix ou les sons surgis du fin fond modulent les mouvements. Les cordes vocales deviennent alors muscles et les cordes de la guitare tendons. Et toutes ces tensions ressortent à peine tant le jeu de l’ensemble est souple et mélodique.
Même lorsqu’à la fin, tous les danseurs affluent des quatre coins du carré, le spectateur est capable de suivre le fil qui, bien que complexe, nous mène vers une danse à l’articulation claire et jouissive.

Split sides - Texte de Sébastien Noulet

Tout comme Squaregame, le titre Split sides trahit un jeu sur les angles et les droites. Œuvre plus récente (2003), cette chorégraphie impose un cadre précis aux danseurs, où chaque élément de la mise en scène est laissé au hasard.


Drôle de combinaisons
En préambule à Split Sides, cinq personnes du public, sélectionnées d’avance, lancent les dés. Chaque dé détermine, qu’il tombe sur un chiffre pair ou impair, une combinaison AB ou BA, portant successivement sur l’ordre de présentation du décor, de la lumière, de la musique, des costumes et de la chorégraphie. Pour cette représentation au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, il a été fixé en première partie le décor et des costumes noir et blanc sur une musique de Sigur Rós, suivi du décor et des costumes en couleur sur une musique de Radiohead.

Une boîte à musique

Le spectacle s’ouvre donc sur un fond en noir et blanc. Les danseurs, costumes rayés sur décor rayé, se déploient soudainement sur scène comme des poupées cachées dans une boîte à musique. Si les danseurs sont des métronomes, la musique, elle, part dans tous les sens et vient de toutes parts. Dès le début, plus que la scène, c’est la salle entière qui est englobée dans une ambiance sonore envahissante de type surrounding. Et, dans celle-ci, on reconnaît la voix du maître, tantôt semblable à une prière obscure, tantôt à un extrait de discours ou à des chants incantatoires.


Un ballet contemporain…
La précision des danseurs confère à la pièce un élan majestueux. L’équilibre parfait, la gestuelle soignée, la lisibilité immédiate paraissent le fruit d’un apprentissage à la baguette digne du ballet classique. On regrette presque de ne pas connaître le nom des pas. Ils ressemblent à s’y méprendre à des «contre-chats», des entre-chats, des «chassés-croisés», des pointes, des «arcs», des grands écarts... Cette rigidité formelle, tracée à l’équerre et au compas, ne laisse aucun droit à l’erreur. Elle évoque l’académisme, le classique grec, et cette recherche effrénée de la symétrie. Dans les superbes duos, qui aèrent le rythme, les portés et «rattrapés» permettent des transferts de poids tout en légèreté et douceur. À un autre moment, un danseur est encadré par quatre danseuses. Quasi immobile, il trône tel un dieu vénéré par des vespérales accomplissant le rituel.


…dans la ville
Au moment où la scène vire aux couleurs, on découvre un paysage urbain, fait de gratte-ciel renversés, sous un ciel prismatique. L’arrière-fond semble brossé à coups de pinceaux larges, ce qui augmente le contraste déjà existant entre musique et danse. La chorégraphie, elle, semble dessinée au crayon fin. Les références urbaines rappellent les origines de Merce Cunningham et dévoilent un aspect jusque-là plus discret: l’architecture mouvante de son écriture chorégraphique. On comprend mieux alors le peu ou le manque d’humanité des danseurs. Des machines gracieuses et élégantes, programmées à exprimer mieux que les humains ce que seuls les humains ressentent. Et quand, à la fin, la musique accélère et se rapproche de la techno hypnotique, les êtres humains que sont les danseurs deviennent de superbes images de synthèse exécutant une danse sans défaut, dans l’éclat de toute sa splendeur.

Squaregame - Texte d'Anne-Sophie Fostier

Une scène dépouillée où l'on voit les coulisses. Les danseurs sont présents sur un espace carré. Cela ressemble à un studio de danse. Dans cet espace, leurs pas donnent à imaginer qu'ils sont en train de suivre un cours. Les figures sont abordées avec des hésitations et cela induit l'idée que les danseurs sont à la recherche de l'équilibre dans le mouvement, sans parvenir à le trouver.
Un haut-parleur lance quelques onomatopées. Il en résulte un effet loufoque. On s'interroge: seraient-ils en train de jouer à mal danser? En effet, peu à peu, la précision et la justesse s'installent. Comme si l’ensemble prenait la forme d’une démonstration de la maîtrise de l’espace et du mouvement.
Par la légèreté des sauts et la constante recherche d’équilibre dans les placements, on devine un travail en amont sur la gravité et le poids d'un corps. Par deux ou par trois, les danseurs dessinent des figures dans l'espace et l'élégance du mouvement transparaît. Le juste milieu et l'équilibre sont partout présents.
La bande sonore se transforme en une sorte d'incantation. Pris dans le mouvement des treize danseurs, le plateau est comme envahi par un souffle magique.

Squaregame - Texte de Ludivine Joinnot

Mouvements saccadés de corps qui parlent à peine. Faux tremblements maîtrisés à la perfection. Grincements lâchés. Elasticité et plongées aériennes. Des danseurs dans un décor de briques et de cadres bien rangés. Un hoquet. Une technique trop modélisée, modélisante, trop dominée, dominante.
Des mots jetés, lancés dans les airs. Comme les bras. Comme les jambes. Débridés. Dérouillés. Quoique. Un cri des corps. Dans une déambulation qui n’émeut ni n’abrite. Une grâce fort peu gracile. Un ensemble qui manque cruellement de cohérence par son excès, justement, d’harmonie et que l’on ne rejoint absolument pas.
Des extraterrestres. Ou peut-être est-ce aller chercher trop loin ou trop près ce dont on était en attente. L’attente, précisément, dont on se nourrit pour, finalement, rester sur sa faim. Si Merce Cunningham reste un précurseur de la danse contemporaine, d’autres pas ont été franchis depuis par d’autres chorégraphes parfois moins connus mais tout aussi talentueux. Hermétisme d’une boîte de conserve. Rester dans une bulle. En préambule.

Split sides - Texte de Ludivine Joinnot

Chorégraphie évolutive qui se joue sur le hasard de dés jetés, lesquels déterminent exactement les axes qui donnent amorce au spectacle. Chorégraphie participative également dans son entrée en matière et dans la forme que prennent la danse, ses interprètes, l’éclairage, la couleur… Tout élément se joue dans le soir où s’exécutent les mouvements. Chorégraphie polyvalente à multiples visages donc qui se redessine sans cesse.
Une première partie avec un décor sombre, un ciel brumeux, une lune pleine et des danseurs aux costumes sombres, tatouages d’un vêtement brut. Evocation de la nature, de la faune. Des jeux de bras, de jambes, une anatomie qui s’explique. Tout est frêle, délicat, régulier. L’ensemble des artistes, le décor, la musicalité d’ambiance aux cliquetis fins et délicats, la souplesse des mouvements se jouent sur scène comme sur du papier millimétré. Si les danseurs étaient des animaux, ils seraient des félins.
Une seconde partie plus haute en couleurs avec un décor tout en teintes pastel, un soleil dont la clarté remplace la fadeur de la nuit, un ciel mi-bleu mi-rose, des artistes aux costumes multicolores. La nature est toujours là mais plus onirique et moins primitive. Plus de grâce encore, plus de géométrie. Un battement de cœur, une pression artérielle, malgré ou grâce à la sonorité électronique. Pulsion d’un liquide qui traverse les veines. Si les danseurs étaient des animaux, ici, ils seraient des insectes, probablement des papillons.
Les deux parties mises bouts à bouts dévoilent de nouveau une perfection qui affadit un tableau manquant de surprise et de défauts parfois utiles eux aussi. L’ensemble, au final, se surfait de trop de techniques maîtrisées.