lundi 30 novembre 2009

Book of man - Texte de Vincent Desoutter

«Sois sage, t'auras une image»
Seul sur scène, un danseur fait front. Il n'est pas là pour rire. Mais fait parfois rire. Est-ce délibéré? La question que l’on se pose devant Ferenc Fehér, chorégraphe et interprète de Book of man.
Sur un plateau nu, il tient tête à on ne sait trop quoi, avec en toile de fond des vidéos projetées par intermittence, échos à sa danse. Ferenc Fehér joue beaucoup sur les images, et sa danse est assez littérale, accessible. Pourtant, rien de léger dans la note d'intention ni dans le mouvement. L'oppression est le thème central, décliné sous bien des formes. La discipline/l'autorité, un personnage à part entière, à la présence pour le moins palpable, quand elle n'est pas tout bonnement écrasante. Littéralement «histoire de l'humanité», Book of man est un livre d'images à déconseiller aux âmes sensibles.


Le quotidien, ce fardeau
Ce n'est pas tant la violence crue qui laisse une sensation de choc, ni la séquence de nu (dédramatisée par le danseur lui-même). Mais la violence suggérée, celle du propos de l'artiste, qui reste en tête. L'oppression, l'aliénation sont partout présentes. Une dimension de drame humain se lit dans chaque geste, à tel point qu'on se demande si les rires qui surgissent, çà et là dans le public, ne sont pas simplement nerveux.
D'une expressivité rare, le visage de Ferenc Fehér devient effrayant tant on le sent écrasé par une force extérieure. La chorégraphie, relativement minimale, est délibérément répétitive pour figurer la dimension systématique et finalement étouffante d'un quotidien sans fantaisie possible. Les gestes apparaissent lents et le corps dépossédé. Comme si le libre arbitre, précisément, n'était que du vent. Le danseur avance par saccades, le dos vouté, corps-machine conditionnée au travail à la chaîne. Dynamique, ce corps l'est par la force des choses mais la mécanique bien huilée de ses gestes cache une profonde lassitude que quelques décalages viennent mettre en lumière.
Même dans des séquences soudain plus légères, la danse «anti-naturelle» de Ferenc Fehér accentue le malaise: l'échappatoire ludique apparaît comme une autre machination visant à garder le corps esclave, sous le joug de l'autorité. Le corps apparaît aveugle, manipulable à loisir. Un pantin qui aurait pourtant bien des choses à dire.


Vocalises
La dimension orale du spectacle est à la fois présente et mise en question. Souvent, le danseur suggère l'idée d'une expression morte-née, en faisant mine de se coudre la bouche d'un fil invisible. La mâchoire soudée à l'index, le danseur peine à dépasser la seule pensée de parvenir à s'exprimer. La position est assez singulière, car c'est bien sans discours et via la danse que Ferenc Fehér nous délivre la limpidité de son propos, rappelant à ceux qui l'auraient oublié que le langage chorégraphique est justement langage avant tout, et qu'il peut véhiculer un propos fort.
Dans Book of man, la prise de parole semble toujours soumise à l'autorité. Comme lors de cette séquence où il lance un semblant de jargon militaire, tout en exécutant une phrase chorégraphique elle aussi aux accents militaires, répétée ensuite en silence, montrant bien que le message n'a finalement pas le moindre impact en soi car conditionné. Comme ces aboiements, aussi, moments terribles. Une animalité profonde, comme la nature même du corps, sauvage, enfouie sous les habitudes et le «savoir-vivre» de nos civilisations. Et que dire des mains qui ouvrent spasmodiquement la bouche du danseur? Sont-ce les mains du danseur, en tant qu'artiste, qui prennent possession d'un pantin? Matérialisent-elles un conflit intérieur au danseur qui se force à prendre la parole mais est dépassé par sa propre violence qui l’empêche de tenir des propos intelligibles/civilisés? Ou sont-elles le symbole d'une autorité? On ne saurait trancher.


Trop d'évidences?
Reste la perplexité, et l'image d'un visage littéralement déchiré par des mains, comme pour laisser jaillir tout ce que l'esprit contient et refoule. Et, finalement, cette image s'impose comme seule vérité, indépendamment de l'auteur de l'action (qu'il soit artiste, interprète ou autorité extérieure). Une position certes radicale, mais qui participe, à sa manière, à l'écriture de l'histoire d'une humanité en péril.
L'impression d'être conforté dans la douleur, d'alimenter un cercle vicieux, finit par poser question. Dans quelle mesure la pièce permet de prendre du recul sur l'aliénation? La lecture interprétative du langage chorégraphique ne fait-elle pas que révéler ce que le spectateur veut bien voir dans la danse? Dès lors, ne prêche-t-on pas le convaincu? Si le message est déjà acquis avant d'être reçu, l'expression du corps est, elle aussi, morte-née. C'est là toute la contradiction du propos artistique... 

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