samedi 12 décembre 2009

Itinéraire - Texte d'Anne-Sophie Fostier

Dans une pièce qui porte à merveille son nom, Mélanie Munt nous invite à voyager avec elle. D'abord coinçée entre les parois d'une forme en bois, elle s'essaie à toutes une série de mouvements. Plutôt cocasse puisque l'espace est exigu; elle s'y retrouve pliée en deux, trois, quatre! Ensuite, le voyage continue sur le reste du plateau. Chaussée de ses talons, elle y tatonne, se trompe, cherche. Son mouvement empli de légèreté et de poésie est comme un livre ouvert; il nous offre généreusement les émotions de son personnage. S'en suit tout un épisode dans lequel le décor prend le devant: une image de synthèse nous montre son double, égaré dans une forêt verdoyante. Une mélodie légère en guise de compagnon, nous nous y baladons volontiers avec elle. Après quoi, le vidéaste Antonin de Bemels s'en donne à coeur joie en peignant et dessinant virtuellement les contours de la danseuse, un peu comme s'il lui offrait une nouvelle peau. Une nouvelle dimension au voyage d'apparaître alors... Pour se terminer par une séquence d'embrassades... qui n'auront pas lieu...
Itinéraire... Nos petits actes manqués, quotidiens, traités avec une distance pleine de tendresse.

vendredi 4 décembre 2009

Chambre(s) d'hôtel - Texte de Ludivine Joinnot

Hotel rooms dans un passage de cour intérieure
c’est le soir, le clair de lune, les voyeurs
fenêtre ouverte sur une fiction-réalité
dérangement assuré par nos regards indiscrets
qui ont presque l’angoisse d’être impuissants


Hotel rooms dans une caravane fermée à clé
emprisonnement sans prison, sans prisonniers
le boxeur en fin de carrière, belliqueux et vicieux
la call-girl provocante qui n’a pas froid aux yeux
et puis, la femme de ménage qui passait par là


Il est attaché au cou comme un chien méchant
elle se trémousse devant la vitrine, l’air aguichant
et puis, la femme de chambre, témoin de la scène
comme nous, prise par cette histoire malsaine
tous plantés là, dans le décor d’une impudeur dérangeante


Trois à danser, trois à souffrir, trois à tenter de s’arracher
les chaînes qui les clôturent dans leur intimité dévoilée
la musique électronique témoigne du voyage intérieur
aussi important que les kilomètres parcourus sur le chemin du voyageur
une vidéo-danse live en milieu urbain


Les performeurs ne sont pas les seuls à être mis à l’avant plan
ils sont trois encore, ils sont le pied dans le palpable perturbant
ils parlent, dans l’espace de la cabine d’à côté,
interrogés par une journaliste qui veut nous montrer
leur vie de tous les jours, telle qu’elle est


Successivement, chacun peut, s’il le veut, s’arrêter
le temps d’un temps, souffler et s’informer
des écouteurs sont placés à disposition
de qui souhaite suivre la conversation
loin des mouvements bousculant des corps violents


Entendre un boxeur professionnel parler de ses combats
une femme de ménage raconter comment elle est arrivée là
une call-girl expliquer son quotidien
la vie, sans artifice, le chemin de chacun
trois fois cinquante minutes de découvertes, de crispations aussi


«Les clients, on les croise»
le volet se ferme pour temporiser
les émotions dégagées
les halètements retenus
les yeux écarquillés entre fiction et réalité
il est temps de partir, d’aller à la rencontre d’autres urbanités

jeudi 3 décembre 2009

Equi voci - Photos de Thierry De Mey et Julien Lambert






Equi voci - Texte de Ludivine Joinnot

Equi voci, un spectacle polymorphe…
Mon premier est un ensemble de diverses pièces musicales jouées par le Brussels Philharmonic de la VRO, placé sous la direction de Michel Tabachnik, chef d’orchestre et directeur artistique.
Mon deuxième est un ensemble de films de danse dont le montage s’opère en temps réel et est projeté sur un triptyque d’écrans. Le dispositif interactif produit des tableaux qui s’enchevêtrent suivant les injonctions gestuelles du chef d’orchestre.
Mon troisième est un ensemble d’images qui s’enchaînent et créent, avec la musique, un moment extraordinaire où chacun reste ébloui.
Mon tout est… Equi Voci!


Prélude à la mer
Film de Thierry De Mey, Prélude à la mer se joue en silence d’abord, puis sur La mer de Claude Debussy, dans un décor absolument magique, éblouissant: la mer d’Aral. La chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker a imaginé des jeux permanents à même le sol entre une femme et un homme, étonnants dans leur substitution et ressemblance. Cynthia Loemij et Marc Lorimer évoluent dans cet espace désert. Tantôt humains, tantôt animaux, ils tracent, sur le sol, des mouvements en toute délicatesse et précision. Le secret du détail se lit tant dans la danse que dans la caméra. Une mer d’Aral devenue lac salé qui se dessèche au milieu d’un désert. Un paysage peint de sable emporté par le vent. Un voile blanc: celui d’un désastre écologique entraînant, petit à petit, la disparition de l’eau. Calme d’un secret: celui d’un endroit qui parle en silence. Fugacité des choses, des mouvements, des âmes et de la nature. Pérennité factice.


La mer
Balade sur les voies navigables, à présent. L’orchestre poursuit son exploration de La mer de Claude Debussy. Une vingtaine de minutes à savourer. Un voyage sur une vague d’images tues que le spectateur s’invente lui-même à défaut de voir l’écran s’illuminer. Se laisser bercer par le flot de la musique, s’étonner du ressac des instruments qui s’assemblent pour un effet des plus enchanteurs.


Ma Mère l’Oye
Les images de Thierry De Mey glissent cette fois sur une composition de Maurice Ravel pour une transposition, en images et musique, des contes de Ma Mère l’Oye de Charles Perrault. Ici, chaque sens s’éveille ou se réveille. Régal des pupilles, festival de couleurs végétales, depuis une forêt fragile à un tapis de feuilles rouges… Une main se glisse sur l’écorce d’un arbre et la caresse, touche du bout de ses doigts effilés l’eau limpide d’un ruisseau. Des racines se confondent dans le sol, des troncs s’alignent en toute harmonie pour que s’éveille le toucher. La nuit bouscule le jour. Ou bien l’inverse. Le temps passe au travers d’un film, le temps s’arrête aussi. Les danseurs jouent à faire du feu, à se laisser tomber sur un sol jonché de feuilles mortes ou dans un petit ruisseau. Quatre bras. Quatre mains. Dont on ne sait plus lesquelles appartiennent à qui, tant les enchevêtrements se font complexes. Féerie. Etrangeté. Le cours d’eau. Un visage. L’eau claire. Le dynamisme. Celui des corps. Celui de la nature. Les sens tous en éveil, on croit rêver…


La valse
Composition de Maurice Ravel. Mise en scène de Thomas Hauert. Danses créées et interprétées par huit interprètes aussi vibrants que les violons de la partition. Rythmes multiples. Variations. L’orchestre s’impose et se libère, éblouissant de perfection. Tandis que les danseurs tournoient, voyagent de corps en corps. Huit félins agiles ramassant leurs pas au rythme de la musique, bras levés vers le ciel. Comme un hommage à la vie dans toute sa vibration. Harmonie sans pareil qui laisse s’enfuir le corps et l’esprit tout entier dans un ciel de coton.


Equi Voci, un ensemble à l’allure d’un parcours sans faute qui témoigne d’une émotion partagée. Grandiose, tout simplement…

mercredi 2 décembre 2009

mardi 1 décembre 2009

From inside - Texte de Vincent Desoutter

Dispositif interactif de projection en triptyque, From inside explore différents espaces chorégraphiques: Francfort, Gibellina et Kinshasa (dans son état actuel). Les trois écrans de cette installation englobent le regard et offrent une vision panoramique d'une grande qualité photographique. Trois fenêtres de lumière projetées au sol, associées aux trois écrans, permettent des interactions différentes selon l'univers chorégraphique choisi.


Faire sonner l'espace
A Francfort, on suit les danseurs de William Forsythe articulant leurs mouvements au milieu de longues tables (extraits de la pièce One flat thing reproduced). Les trois fenêtres de lumière permettent ici un jeu sur le son. Le spectateur passif n'entendra que le son mat des corps sur les tables, tandis que l'actif pourra donner une atmosphère musicale à la pièce. Un son qu'il pourra générer en se plaçant dans les trois fenêtres de lumière et en balayant l'espace. La modulation du son ainsi généré s'opère selon la vitesse et la hauteur des mouvements. Chaque fenêtre de lumière a son propre spectre sonore sur lequel jouer (ce qui invite à jouer à plusieurs).
Les images projetées ne peuvent, elles, être influencées en temps réel, seulement indirectement, après une durée prédéterminée, et le lien de cause à effet ne semble pas particulièrement évident. L'approche de la pièce de William Forsythe devient dès lors parcellaire et décousue, car le seul intérêt apparent est de rajouter une durée de vie artificielle à l'installation: couvrir tout l'éventail de possibilités relève de l'acharnement, et comme la racine de l'arbre reste la même, le jeu devient rapidement répétitif et lassant.


Bifurcations dans l'espace
A Gibellina, ville de Sicile dévastée par un tremblement de terre, l'idée est de suivre le parcours de danseurs au sein d'un immense labyrinthe blanc reprenant le tracé des anciennes rues de la ville. L'évolution et les errances des danseurs dans cet univers immaculé donnent lieu à des bifurcations. On suit le danseur de son choix en avançant dans la fenêtre de lumière qui lui est associée. Cet itinéraire dont on devient le protagoniste donne lieu à des rencontres différentes piochées dans un sextuor d'interprètes qui nous entraînent dans une course haletante. Un jeu avec les parois, pendant lequel les danseurs défient la gravité, accentue l'impression de désorientation. L'immersion dans ce labyrinthe est une invitation à la contemplation. Les interactions sont malheureusement restreintes (simples choix entre deux chemins) et restent très ponctuelles. Cependant, la qualité photographique des séquences projetées permet de faire oublier cette légère frustration.


Visites de l'espace
La ville de Kinshasa est traitée de manière plus documentaire. La seule interaction possible se résume à choisir le chapitre à regarder à partir d'un menu principal. Volet le plus exhaustif du triptyque, celui-ci propose des séquences décousues, parfois sans danse, et où la dimension spatiale semble moins creusée que dans les deux précédents univers. L'interaction passe pour gadget, et hormis la valeur ajoutée des trois écrans, on se demande ce que la projection gagne par rapport à celle d'un simple DVD...


Cohésion?
Le dispositif, trop inégal, peine à convaincre dans son ensemble. La ligne conductrice (celle d'habiter l'espace dansé) ne fonctionne pas toujours, notamment à Kinshasa. L'illusion d'être réellement plongé dans l'espace n'existe que dans le labyrinthe sicilien. Pour renforcer cette immersion dans l'espace, peut-être Thierry De Mey aurait-il gagné à articuler ses trois écrans davantage à angle droit pour littéralement enfermer le spectateur.
D'autre part, le côté interactif de l'installation déçoit par sa pauvreté. Les fenêtres de lumière, pensées comme des boutons de télécommande, développent seulement à Francfort un dispositif vraiment original: influencer la matière sonore en bougeant, ce qui invite à danser soi-même et à se réapproprier l'espace de l'installation. Autre défaut pratique, l'absence de facilité de retour vers le menu principal, source récurrente d'impatience: culture zapping quand tu nous tiens...
En bref? Un concept intéressant mais sous-exploité. Trois univers non dénués de charme mais qui restent hermétiques. Un goût d'inachevé. Et une diversité qui ne dialogue pas.

Engundele - Photos de Ula Sickle




Engundele - Texte de Sébastien Noulet

Engundele est une cérémonie traditionnelle de la province d’Equateur, au Congo. Lors de celle-ci, plusieurs ethnies issues des quatre coins de la province se réunissent pour mettre à plat toutes les tensions, déballer les rancunes et gommer les conflits, latents ou non. Le vecteur est la danse et le chant. Seules les adultes peuvent y participer, le plus souvent les personnalités importantes de chaque communauté présente. Pour délier les langues, l’agene, boisson locale, accompagne la fête. Jusqu’à l’aube, les adultes sont invités à démontrer leur virtuosité, à s’affronter par la danse et le chant. Tout est permis ou presque, le but étant de faire sortir ce qui doit l’être, d’évacuer les non-dits.
Sachant cela, on ne peut s’empêcher d’être surpris: le spectacle ne fait jamais (ou alors de manière par trop obscure) allusion au sujet. La chorégraphie n’a ni queue ni tête, mêlant sans aucune logique apparente les genres (traditionnel africain et contemporain occidental). La scénographie, composée entre autres de bidons rouillés et de plaques de tôle ondulée suspendues, n’est pas exploitée du tout. Quand, par exemple, Papy Ebotani sort un petit tas de bâtons en bois, on s’attend à une explosion de sons, mais rien… Sans parler de la projection d’une vidéo tout aussi obscure et sortant grossièrement du cadre/écran prévu. Enfin, malgré quelques enchaînements chorégraphiques prouvant un réel savoir-faire, Papy Ebotani et ses danseurs paraissent tout simplement absents. Résultat? Le spectacle laisse sceptique, voire indifférent.
Comment un sujet si fort a-t-il pu donner une pièce si faible? Et pourquoi ce manque d’enthousiasme flagrant?
Au risque de vouloir justifier un avis si tranché, il est essentiel d’expliquer le contexte qui a précédé la représentation… La Belgique a une fois de plus fait preuve de son hospitalité légendaire et a, pour une question de papier pas en règle, refusé l’accès de son territoire à une partie des danseurs de ce projet! Bloqués à l'aéroport, ils se sont vus infliger le traitement réservé à ceux que nous appelons les sans-papiers. Humiliés verbalement par la police, ils ont dû attendre deux jours avant de pouvoir retrouver leur liberté... Et pouvoir enfin travailler sur la finalisation de Engundele... Tant bien que mal... Mais peut-être avaient-ils davantage besoin de débattre avec le public sur des questions de société que de se donner en spectacle…

lundi 30 novembre 2009

Itinéraire - Texte de Vincent Desoutter

Encadrée
Dans la salle d'abord obscure, une voix synthétique donne des directives loufoques. Puis, mis en lumière, l'Itinéraire débute par une étrange mise en abîme où la dimension picturale est plus apparente que la danse à proprement parler.
Mélanie Munt est confinée dans une boîte étroite où elle joue l'autruche, la tête plongée dans un carton. Elle se contorsionne pour se frayer un chemin en-dehors de cette cachette, qu'elle envoie ensuite valser sur le côté.
Reste encore la boîte faussement profonde, qui l’étrique. La chorégraphe-contorsionniste donne l'illusion de s'y lever alors qu'elle reste à l'horizontale. Ses bras et ses jambes constituent eux-mêmes des obstacles à son parcours, raides comme du bois sec. Elle doit les articuler manuellement comme si son corps était une entité fragmentée.


Errance
Enfin sortie de sa cellule étriquée, Mélanie Munt se lève, marche, de manière saccadée. Alternance entre déplacements à quatre pattes et pas hésitants, comme si ses talons décidaient arbitrairement leurs déplacements. Une grande légèreté habille l'ensemble, de la musique enfantine aux touches d'humour éparses de la chorégraphe-interprète.
La question de l'itinéraire, fil rouge narratif, est traitée sans gravité ni réelle profondeur. Au contraire, plutôt de façon ludique: une voix-off rappelle celle d'un GPS par ses intonations systématiques, un loup plus mignon qu'effrayant apparaît dans les bois où s'égare Mélanie Munt. Et elle erre, un peu perdue au milieu de tout ça, espiègle et candide à la fois.


Dirigisme des supports média
Le libre arbitre semble abandonné dans l'évolution de la pièce, ou plus précisément de son «personnage». Comme le soulignent plusieurs séquences. A commencer par la chorégraphie d'une étreinte amoureuse, édictée par la voix machinale d’un GPS. A plusieurs reprises, également, (grâce à un système de vidéo projection), son corps est cerné/marqué/gribouillé par un invisible dessinateur, dans un évident rapport de soumission corps/machine.
Si, au départ, on pourrait croire que la pièce adopte une position critique vis-à-vis de l'invasion des supports média dans notre quotidien, cette impression s'efface rapidement. Et Mélanie Munt de tomber dans un piège qu'elle s'est elle-même tendu: le procédé technique conditionne finalement tout son parcours.


Retour à la case départ, autrement
Finalement, c'est dans sa «boîte-cocon» restée sur scène que Mélanie Munt termine son Itinéraire. Rupture avec les «errances» précédentes, plus virtuelles. Ici, l'espace restreint se transforme en véritable petit havre de paix, confortable malgré son étroitesse. La chorégraphe-interprète s'y loge et revient à quelque chose de très doux, effleurant ses mains, pour un «dénouement» tactile assez abrupt. Comme si pendant son Itinéraire, trop concentrée sur sa destination, Mélanie Munt avait soudain craint de perdre son propre corps... Une fin qui aurait gagné à devenir étape sur le chemin, pour dépasser la dimension théâtrale et revenir à quelque chose de plus organique, de plus «purement» dansé, sans artifices.

Book of man - Texte de Vincent Desoutter

«Sois sage, t'auras une image»
Seul sur scène, un danseur fait front. Il n'est pas là pour rire. Mais fait parfois rire. Est-ce délibéré? La question que l’on se pose devant Ferenc Fehér, chorégraphe et interprète de Book of man.
Sur un plateau nu, il tient tête à on ne sait trop quoi, avec en toile de fond des vidéos projetées par intermittence, échos à sa danse. Ferenc Fehér joue beaucoup sur les images, et sa danse est assez littérale, accessible. Pourtant, rien de léger dans la note d'intention ni dans le mouvement. L'oppression est le thème central, décliné sous bien des formes. La discipline/l'autorité, un personnage à part entière, à la présence pour le moins palpable, quand elle n'est pas tout bonnement écrasante. Littéralement «histoire de l'humanité», Book of man est un livre d'images à déconseiller aux âmes sensibles.


Le quotidien, ce fardeau
Ce n'est pas tant la violence crue qui laisse une sensation de choc, ni la séquence de nu (dédramatisée par le danseur lui-même). Mais la violence suggérée, celle du propos de l'artiste, qui reste en tête. L'oppression, l'aliénation sont partout présentes. Une dimension de drame humain se lit dans chaque geste, à tel point qu'on se demande si les rires qui surgissent, çà et là dans le public, ne sont pas simplement nerveux.
D'une expressivité rare, le visage de Ferenc Fehér devient effrayant tant on le sent écrasé par une force extérieure. La chorégraphie, relativement minimale, est délibérément répétitive pour figurer la dimension systématique et finalement étouffante d'un quotidien sans fantaisie possible. Les gestes apparaissent lents et le corps dépossédé. Comme si le libre arbitre, précisément, n'était que du vent. Le danseur avance par saccades, le dos vouté, corps-machine conditionnée au travail à la chaîne. Dynamique, ce corps l'est par la force des choses mais la mécanique bien huilée de ses gestes cache une profonde lassitude que quelques décalages viennent mettre en lumière.
Même dans des séquences soudain plus légères, la danse «anti-naturelle» de Ferenc Fehér accentue le malaise: l'échappatoire ludique apparaît comme une autre machination visant à garder le corps esclave, sous le joug de l'autorité. Le corps apparaît aveugle, manipulable à loisir. Un pantin qui aurait pourtant bien des choses à dire.


Vocalises
La dimension orale du spectacle est à la fois présente et mise en question. Souvent, le danseur suggère l'idée d'une expression morte-née, en faisant mine de se coudre la bouche d'un fil invisible. La mâchoire soudée à l'index, le danseur peine à dépasser la seule pensée de parvenir à s'exprimer. La position est assez singulière, car c'est bien sans discours et via la danse que Ferenc Fehér nous délivre la limpidité de son propos, rappelant à ceux qui l'auraient oublié que le langage chorégraphique est justement langage avant tout, et qu'il peut véhiculer un propos fort.
Dans Book of man, la prise de parole semble toujours soumise à l'autorité. Comme lors de cette séquence où il lance un semblant de jargon militaire, tout en exécutant une phrase chorégraphique elle aussi aux accents militaires, répétée ensuite en silence, montrant bien que le message n'a finalement pas le moindre impact en soi car conditionné. Comme ces aboiements, aussi, moments terribles. Une animalité profonde, comme la nature même du corps, sauvage, enfouie sous les habitudes et le «savoir-vivre» de nos civilisations. Et que dire des mains qui ouvrent spasmodiquement la bouche du danseur? Sont-ce les mains du danseur, en tant qu'artiste, qui prennent possession d'un pantin? Matérialisent-elles un conflit intérieur au danseur qui se force à prendre la parole mais est dépassé par sa propre violence qui l’empêche de tenir des propos intelligibles/civilisés? Ou sont-elles le symbole d'une autorité? On ne saurait trancher.


Trop d'évidences?
Reste la perplexité, et l'image d'un visage littéralement déchiré par des mains, comme pour laisser jaillir tout ce que l'esprit contient et refoule. Et, finalement, cette image s'impose comme seule vérité, indépendamment de l'auteur de l'action (qu'il soit artiste, interprète ou autorité extérieure). Une position certes radicale, mais qui participe, à sa manière, à l'écriture de l'histoire d'une humanité en péril.
L'impression d'être conforté dans la douleur, d'alimenter un cercle vicieux, finit par poser question. Dans quelle mesure la pièce permet de prendre du recul sur l'aliénation? La lecture interprétative du langage chorégraphique ne fait-elle pas que révéler ce que le spectateur veut bien voir dans la danse? Dès lors, ne prêche-t-on pas le convaincu? Si le message est déjà acquis avant d'être reçu, l'expression du corps est, elle aussi, morte-née. C'est là toute la contradiction du propos artistique... 

Clash - Texte de Vincent Desoutter

«On m'aurait menti?»
Neuf chaises quadrillent une salle de classe. Des silhouettes encapuchonnées. Pas un bruit. Pas un mouvement non plus. Une ambiance vaporeuse. Manque de frontalité. Clash peine à rentrer dans le vif du sujet. Que sont ces mannequins, vagues simulacres, sinon des prétextes pour installer l'un des deux ado-interprètes (Ulysse) et lui donner une contenance? Et encore, vanner des mannequins... quelle audace! On peut appliquer ce discours à l'éventail technique déployé, vaste fouillis qu'on peine à suivre. Entre les vidéos projetées au fond du plateau, celles projetées au sol dans un carré transformé en ring, les mannequins sur leurs chaises là pour un gag ou deux, sans oublier deux figures maternelles parasites... On s’y perd.
La danse et la musique, pourtant composantes fortes de la pièce, peinent à se frayer un chemin jusqu'au spectateur, étouffées par trop d'éléments accessoires. La récurrence des touches d'humour laisse penser que, dans l’écriture, la recherche de rythme a été calquée sur celle d’une comédie. L’effet concret, sur le plateau, est une rupture nette avec une pièce purement musicale/dansée. Pourtant, les deux ados, «matériaux» essentiels de la pièce ne sont pas foncièrement mal traités. Que ce soit en rap ou beat-box, Tristan assure une performance incisive à laquelle répond tout aussi effrontément Ulysse, félin bondissant, capable d'ahurissantes figures au sol. Ce qui surprend chez ce danseur, c'est justement son travail au sol: dans une pièce intitulée Clash, on l'aurait plus volontiers imaginé tout en verticalité, moins aplati face à son opposant.
Dommage que tout cela apparaisse filtré, si distant, qu'on ne ressente pas davantage la proximité, le conflit complice qui les lie l'un à l'autre. Une bonne séquence vient heureusement contredire ce propos, celle où Ulysse roule au sol, comme secoué par des pulsions électriques, insufflées par la rythmique beat-box de Tristan. Le charme opère dans une éphémère symbiose qui dépasse le rapport faussement conflictuel des deux protagonistes, prétexte à un «clash» qui ne dupe finalement personne.


Soudain, une baffe
Toute claque vient à point à qui ne s'attend justement plus à grand chose. Le final est une explosion de violence dirigée contre des vestiges de l'enfance, quelques jouets épars. Les objets volent au mur, comme le corps d'Ulysse qui rebondit à toute vitesse, transformé en boule de flipper. Les jouets sont littéralement explosés. Plus aucune pitié, plus aucune distance. L'impact n'en est que plus fort, après une construction trop fumeuse...
Et si cette scène ne réconcilie pas pour autant avec la pièce, le geste final force le respect. Un regard mauvais jeté au public, dans un rapport frontal soudain. Une poupée, dernière survivante du massacre, saisie par les cheveux. Et sèchement, Ulysse qui lui brise le cou.

samedi 28 novembre 2009

Clash - Texte de Julie Pirlot

Après Slipping, corps à corps sensuel et obsédant qui voyait s'affronter un homme et une femme au centre d'une cage pour fauves, Carmen Blanco Principal choisit d’interroger et de mettre en scène deux adolescents en quête de sens, Ulysse et Tristan, que la chorégraphe lance dans un duel verbal, physique et musical.


Huit personnes assises dos au public. On se projette dans une classe d’élèves attentifs. Ulysse se retourne, regarde, il se lève, provoque les autres: envie de foutre le trouble dans cette salle si calme. Perturbateur. Il saute, insulte, distrait, siffle, rote! Ses camarades restent sans réactions, inertes. «Tu veux voir mon cul? C’est gratuit…» Langage d’adolescent rebelle, brut, sans censure. Ulysse se rassied, tourne son visage vers les gradins, mais cette fois-ci, il n'est pas seul: ils sont deux à se lever et c’est par surprise que l’on découvre que les autres corps ne sont que mannequins.
Un face à face débute entre les deux adolescents, le combat a commencé. A droite, Ulysse! A gauche, Tristan! La salle de classe se transforme en ring de boxe. Chacun est accompagné de sa mère, comme si elle était son coach sportif, entraîneur et supporter. En fond sonore, les mères racontent l’enfance de leurs fils, leurs joies, ambitions, passions. Une innocence qui marque une image contradictoire: les deux garçons en train de s’échauffer, la haine dans le sang. En fond de scène, sur un écran, des images défilent, comme des souvenirs d’enfance, des bouts de films super huit de gamins pleins de vie...
Tristan saute et frappe une cloche: annonce de la première bataille. Des lumières de rue apparaissent, floues, sur l’écran. Il prend le micro et commence à rapper. Sur un ton relativement agressif, il libère son cœur et sa tête. Ulysse, lui, actionne la descende d’un immense cadre en métal qui vient enfermé Tristan et limiter l'espace où se passera désormais leur battle. Ulysse provoque son compagnon-adversaire, le nargue. La violence est omniprésente. De sa main il presse la détente comme si d’une arme, il stoppait son adversaire. La cloche sonne à nouveau. Cette fois, c’est à Ulysse de se lancer, il applaudit, fort, encore plus fort… La musique prolonge le rythme de ses mains, et sur un mélange entre hip-hop et flamenco, il danse. Comme un animal en cage, il regarde, prêt à l’attaque, se déplace les mains au sol. Tel un félin, il bondit, impressionne par ses saltos.
Ces premières épreuves achevées, les deux ados (tout juste 18 ans) se font cajoler par leur mère: massage, bouteille d’eau, petit encouragement à l’oreille. Puis s’en vont...
De nouveau face à face, Ulysse et Tristan se provoquent, l’un rappe, l’autre réplique à coups de citations très drôles et vulgaires, en référence à plusieurs films: Le père noël est une ordure, Dikkenek, Scarface… «Je sais que j’plais pas à tout le monde. Mais quand j’vois à qui j’plais pas, j’me demande si ça m’dérange». Cette phrase est significative de l'optique de mise en scène choisie. Ils ne cherchent pas à plaire, et c’est bien pour cela que le public serait choqué par certains leurs discours, certains de leurs gestes. Les insultes éclatent: «Je t'encule Thérèse! Je te prends, je te retourne contre le mur, je te baise par tous les trous, je te défonce», lance Ulysse à son adversaire. Ils se rabaissent l’un l’autre, mais s’encouragent aussi à devenir plus forts. «Dieu aime regarder les gens. Pour son propre divertissement. Il établit des règles. Il se fend bien la gueule. C’est un refoulé, un proprio qu’habite même pas l’immeuble…» Ulysse critique Dieu, il n’a plus foi en rien, la colère le ronge.
Un jeu de larges bandes blanches projetée au sol. Comme sur un passage pour piétons, Ulysse et Tristan avancent… et le temps s’arrête. Ils s’ignorent, passent l’un à coté de l’autre. Une télécommande dans les mains, pause, play, review…
La compétition continue, chacun de leur coté, ils graffent les murs avec un pochoir les représentant. Collent des affiches d’eux-mêmes. C’est maintenant par le beat-box que Tristan s’exprime. Ulysse s’épuise, se laisse posséder sur le ton et le rythme donnés par son adversaire. Des images défilent au sol à toute vitesse comme une anarchie sous son corps.
Le beat-box terminé, sans transition, du hip-hop au parfum de berceuse. Au sol, Ulysse se recroqueville sur lui-même, se tord, se cherche, danse comme s'il prenait sur lui toute sa colère. Une remise en question?
Tristan vient déposer un sac de jouets sur la scène. Ulysse se relève et l'ouvre. Avec une nostalgie d’enfance, il découvre ses anciens jouets. Un ours en peluche à la main, il le caresse, sourit. Comme un apaisement. On pense que toute cette violence est terminée. En vain… Une explosion apparaît à l’écran, des lumières stroboscopiques émettent des éclairs en noir et blanc. La scène se fige, le public aussi… Ulysse rentre subitement dans une rage, une colère noire qui le pousse à tout détruire. Il balance, explose, jette, démoli tous ses souvenirs… C’est contre les murs qu’il s’abandonne à son mal-être intérieur. Le cœur s’accélère, qui n’a jamais eu envie de tout anéantir?
Tout est détruit, tout est fini. Les deux adolescents s’avancent et regardent le public fixement. Ulysse tient une poupée à la main, et d’un air fier, la décapite. Il sourit plein d’arrogance... Clash, les traces d'un conflit qui n’est pas seulement extérieur mais intérieur. Et loin d’être terminé…

vendredi 27 novembre 2009

Itinéraire - Photos de Pedro Citole




Itinéraire - Texte de Ludivine Joinnot

«Chassez de votre esprit les idées parasites. Fermez les yeux. Regardez…» Des instructions livrées au public via une voix off électronique… Coincée dans une «boîte-trapèze», Mélanie Munt s’impose une prison que nul ne lui a imposée. Elle chante une chanson d’amour, demande qu’on l’embrasse, qu’on prenne ses mains, qu’on prenne tout d’elle. Son corps parle le langage de la contorsion répétée, se fait petit, recherche une place dans cet espace quasi clos. Elle oblige ses membres à s’enchevêtrer les uns dans les autres, elle se rejoint, comme en position fœtale. Enfermement temporaire? Elle semble si maladroite, si naïve. Le cadre qu’elle se donne la limite dans ses actions. Mais elle cherche à sortir de sa gangue, cherche à revivre «normalement». Plus qu’une naissance, elle vit une renaissance, qui la charge d’une mission: refaire surface, hors de ce huis-clos dans lequel elle s’est forcée à se barricader. On regarde les choses de haut. L’enveloppe dans laquelle elle s’enferme nous paraît désormais modulable. On plonge dans l’intimité d’une femme qui raconte son histoire rien qu’en ondulant les mains, les bras, la tête, les jambes, les pieds.
Un corps qui rampe, qui peu à peu sort de sa coquille pour partir explorer le monde. Une fois dehors, c’est son ombre qui la remplace dans la boîte, et prend la forme d’un marquage après le meurtre. Elle quitte un endroit pour vivre un ailleurs tout en laissant une trace d’elle sur son point de souffrance.
Elle cherche. Comme un animal. Sans plus savoir comment il faut faire. Comme en déséquilibre. Besoin de réinsertion. Comme le jour qui fait mal quand on a trop regardé la nuit. En maladresse toujours, en ivresse, en peur, elle s’agite timidement. La musique est calme. Un film appuie sa perdition. Elle ne se trouve plus. Elle ne sait plus où elle a bien pu s’abandonner. Elle est parvenue jusqu’à une forêt mais elle ignore où elle va. Elle n’est guidée par aucune étoile. Elle s’imagine des dangers, des bêtes venant lui manger l’oreille. Elle aime pleurer. Le sentier. La forêt.
Debout, son corps se dessine en ombres lumineuses. Son cœur se peint de rouge. A l’intérieur. Il prend toute la place. Elle a donc encore un cœur... Elle n’en avait plus conscience. Elle parle à son contour dessiné sur un mur. Elle lui dit, à cette trace d’elle, qu’elle est belle. C’est difficile de quitter sa propre enveloppe. C’est délicat.
Dalida et Alain Delon chantent… «Paroles, paroles, parolesToujours des mots, rien que des mots.» Ca en fait trop. Pendant ce temps, Mélanie boxe, frappe ses hiers dans l’espoir secret de retrouver le chemin vers demain. Elle perd son ombre, glisse, se couche au sol. Seule. Puis, se redresse et danse. Joyeuse, elle explose. Comme lorsque l’on perd l’amour, que l’on rit, que l’on pleure, que l’on est perdu. L’espace est encore trop large pour s’y retrouver; il faut du temps… Elle quitte les endroits qui ne sont pas faits pour l’accueillir. Se penche. Se met en route. Se perd davantage. Dans la lumière rouge, Dalida et Alain Delon lui rappellent qu’elle est belle. Elle ou son ombre. Elle retourne aux contours de son corps dessinés sur le mur. Elle n’est plus un mais deux. Elle se laisse colorier pour rejoindre son ombre délimitée. Sa vie n’est plus qu’un gribouillis d’enfants, des bouts de laine emmêlés. Des lignes se dessinent. Des chemins s’offrent à elle. Elle ne sait pas lequel prendre. Elle est Ariane. Elle est une silhouette dans un labyrinthe, dans un mystère, dans un point d’interrogation. Elle est elle-même le point d’interrogation.
La voix off revient (celle issue d’un système de navigation ou d’un photomaton). Elle donne des instructions à Mélanie Munt. Puisqu’elle avait oublié la route, il faut tout lui expliquer, à nouveau. Lui rappeler. Qu’il faut fermer les yeux. Lever le bras. Encercler son partenaire. Tendre les lèvres. Sortir la langue… Il faut tout lui expliquer, à nouveau. Lui rappeler… Les instructions se mélangent. Dans sa tête. Dans la réalité aussi. La machine s’emballe. La danseuse ne sait plus que faire. Aimer, danser, deviennent compliqués. Elle reste tendre dans sa maladresse, dans son incapacité à se souvenir. Elle est amnésique à l’amour.
Elle lui demande de l’embrasser. Elle a envie de lui plaire. Elle se perd encore. Dans la forêt. Dans la lumière. Elle voit un loup animé, tout droit sorti d’un dessin, de ceux que l’on trouve dans les livres pour enfants. Elle entend le bruit d’un insecte. Le loup a déjà dévoré quelqu’un. On le voit en transparence, tout entier encore, dans son ventre. Comme dans les contes. Elle se cache pour éviter de se faire avaler. Elle se camoufle dans la végétation. Elle se fait caméléon de ses émotions. Elle y revient. Elle se recache dans un coin. La lumière dans la tête. Nulle part ailleurs.
Elle cherche le sol. Ses doigts courent sur le plancher. C’est le cycle de l’amour. Il faut retourner dans sa caisse. Réapprentissage de l’affection pour un animal enfermé qui a peur du monde. Animal amnésique par volonté, non par accident; les prisons où l’on s’enferme volontairement sont souvent plus grandes que celles où l’on nous emprisonne… Il faut tout lui réapprendre. Tout. Absolument tout. Parce qu’elle a perdu le chemin. Parce qu’elle ne sait plus lire la carte. Parce qu’un GPS, quand on marche dans une forêt, c’est ridicule. Il faut tout lui réapprendre. Elle est amnésique à l’amour.