vendredi 20 novembre 2009

Vanishing point - Texte de Sébastien Noulet

Il y a un côté cruel dans cette vidéo montrant le dur labeur de femmes africaines. La cruauté de nous mettre face à une réalité qui nous échappe et de la mettre en scène de manière à ce qu’elle plaise à notre œil. Un cœur froid n’y verrait que de belles couleurs, l’ocre rouge de la terre, la tenue orange assortie de la femme, sa peau noire, sa coiffe bleue sur un fonds de ciel changeant. Un cœur tendre y verrait, le quotidien cruel d’une femme livrée à son sort, celui de récolter des cailloux...
La cruauté ressort aussi du fait de ne rien savoir d’elle. Un peu comme voir des images d’une guerre sans recevoir d’explications. Nous assistons, spectateurs de la souffrance, à une vie qui s’éloigne de nous, à un Vanishing point. La diffusion de trois angles de vue différents et simultanés, disposés en triptyque, accentue encore le sentiment d’impuissance.
C’est seulement en lisant le texte de présentation de cette installation vidéo de Frédérique Lagny que l’on apprend qu’il s’agit en fait de deux femmes, Bibata Sini et Salamata Ilboudo, vivant dans un village reculé du Burkina Faso, obligées l’une et l’autre de vendre des cailloux et d’espérer en tirer un peu de quoi nourrir leur famille. Un témoignage sans détour.

Chambre(s) d'hôtel - Texte de Sébastien Noulet

Dans une caravane, ouverte au regard, se livre une lutte malsaine entre un homme agressif (ancien boxeur), une femme soumise (prostituée) et une témoin passive (la femme de chambre). Enfermés, à l’étroit, ils jouent la scène d’une nuit de débauche. Dans une cabine, accolée à la caravane, un boxeur (un vrai, lui, pas un acteur) répond aux questions d’une journaliste, elle aussi assise en dehors de la «scène principale». Par des écouteurs placés tout autour de la caravane, le public peut suivre l’interview du boxeur.
A l’extérieur donc, la journaliste lui demande comment il se prépare pour le combat, ce qu’il ressent avant de monter sur le ring, quand il rencontre son adversaire, quand il le frappe. En parallèle, à l’intérieur de la caravane aménagée en chambre d’hôtel, les trois autres (personnages fictifs) se débattent et s’enlisent dans une liaison sado-masochiste. Le personnage de l’ancien boxeur, torse nu et muni d’un gant de boxe rouge, est attaché comme un chien à une laisse. Il cherche à faire mal à la prostituée, à l’amoindrir. La femme n’a pas le choix, elle n’a pas choisi, elle subit pour subsister. La témoin, elle, refuse, elle cogne et se cogne, impuissante, à l’homme qui la repousse. Pendant ce temps, le boxeur installé dans la cabine raconte, calme, son métier, se battre. Il détaille ses blessures les plus fréquentes, au visage, aux mains, le régime qu’il s’inflige, le malaise, aussi, le jour où l'un de ses amis, un adversaire, est tombé KO les yeux rivés vers le ciel: «Le pire moment de ma vie». Chaque round dure 3 minutes, chaque combat comprend de 12 à 15 rounds... Dans la chambre d’hôtel, l’ancien boxeur maltraite les femmes. Pourquoi? Que cherche-t-il à faire sortir, quel démon, quelle défaite sur lui-même? Face à lui, l’une est sur la défensive, l’autre sur l’offensive. Elles se soutiennent et dansent sur des images troubles, des bains de sang...
Gravitant tel un voyeur autour de cette caravane à double scène, le public peut observer la chambre d'hôtel soit de face, au travers d’une vitre peu à peu couverte de buée, soit par des fentes, à l’arrière, trous de serrure d'un autre genre. Un peu malgré lui, il observe alors jusqu’où l’on peut aller pour gagner sa vie. Un peu malgré lui, il viole les pires instants d’une intimité mise en parallèle avec un combat de boxe sanglant.
Rien de bon ne sort de cette chambre d’hôtel, juste des draps trempés de sueur, aigre. Compte à rebours. Les 50 minutes du combat sont écoulées. La passe est terminée. L’arbitre siffle. Tout le monde est là, intact. Du moins physiquement. A peine quelques plaies à soigner, des bleus à cacher, et la caravane peut repartir. Après tout, boxeur ou pute, «les clients, on les croise». Adversité.

Demain - Texte de Sébastien Noulet

Demain commence sobrement. Michèle Noiret exécute des figures techniques, froides, sur une scène épurée. De grandes lampes descendent du plafond et éclairent à tour de rôle son visage, où perce l’angoisse. Elle «gesticule», se rétracte, perd toute sérénité. Des bourdonnements la démangent, elle a peur. Une voix extérieure parle d’un mal qui se propage et dévaste tout. «Elle lit, dépose son livre. Dehors, la vie continue, comme d’habitude… Le temps s’écoule», lentement.
Michèle Noiret parle d’elle. Elle s’ouvre, courageusement, met à nu ses peurs dans lesquelles chacun peut se reconnaître. Guerres, incendies, famines, épidémies, inondations… Triste reflet de ce que nos oreilles écoutent, de ce que nos yeux voient, au quotidien. Nouvelles d’hier, d’ailleurs, d’aujourd’hui, et de demain?
La voix poursuit: «Sa chevelure prend feu. Elle se traîne. Sur le pas de la porte, un chien ronge sa propre patte». Elle panique. Sa respiration est visible, haletante. Elle suffoque face à toutes ses images bien cadrées, ses mots bien formulés qui montrent la laideur du monde. Déversement d’ordures. Grouillement de microbes...
Dans Demain, Michèle Noiret traduit avec méthode ses craintes. Les vidéos, évocatrices et mystérieuses, deviennent la projection de ce qui se passe, à l’instant, dans son esprit. Tour à tour, elle est dans une baignoire, attablée face à un crâne cornu, sur une civière, sous un linceul, dans un cocon, dans un couloir… Chaque «lieu», chaque éclairage, met en saillie les détails de son questionnement mu par la peur du lendemain. Les vidéos, omniprésentes, jouent sur le dédoublement, l’effacement, la superposition, l’encadrement, l’accéléré et le ralentis, illustrant la distance entre le quotidien paisible et le demain trouble.
La scène, trop grande pour contenir toute l’humanité, suffit à peine à contenir la sensualité froide et lourde de sens de Michèle Noiret. La puissance visuelle construite par l’usage abondant d’écrans aussi larges qu’au cinéma, multiples et multipliant son image, nous plonge dans un scénario de science-fiction. Dans ce scénario, la danseuse-chorégraphe se transforme en animal de laboratoire, refusant le passage du temps, refusant le cours des choses. Son visage crie le manque d’oxygène, et lorsque la caméra survole une ville trouée de cheminées fumantes, la voix off poursuit sa litanie: «forêt … poubelle… conjoncture… fluctuation…tsunami… éclair… pouvoir de changer quoi?»

Stations urbaines - Texte de Sébastien Noulet

Arrivés au pied du building de l’internat de l’U.T., nous prenons l’ascenseur au compte-gouttes, jusqu’au terminus, le toit. En haut, nous débouchons dans une sorte de tour de contrôle en verre. Avant même de prendre le temps de m’asseoir sur les tapis, coussins et matelas de campement disposés au sol, je suis happé par la vue panoramique de la ville. Me coupant de l’univers de cette cage transparente, je sors directement sur la terrasse. Un vent souffle à grandes bouffées et emporte une voix qui crache par des haut-parleurs. J’entends des bribes de paroles nerveuses, agitées comme les feuilles d’un arbre et admire les terrils qui encercle le cœur de Charleroi.
De retour à l’intérieur, j’écoute plus attentivement cette voix qui sont en fait des voix. Encore éclaboussé par la vue à 360°, j’essaie de pénétrer dans l’univers, plus hermétique, de l’installation. Je m’adresse à Maya Bösch qui m’explique le travail accompli quatre mois durant par quatorze acteurs, chacun ayant pour rôle l’un des quatorze personnages d’Ein Sportstück. Ce texte est une expérience d’écriture automatique d’Elfriede Jelinek, auteure autrichienne connue entre autres pour son livre La pianiste, adapté au cinéma par Michael Haneke. Au cours de ce que Maya Bösch appelle un «marathon», les comédiens se sont relayés dans une cabine d’enregistrement et ont lu «sans pause, sans rature, sans reprise», obligés d’accepter les «imperfections et hésitations» de l’auteure et de son texte. Et le texte est long, très long: sa lecture dure 5 heures!
Elfriede Jelinek l’a écrit d’une traite, coulant toutes ses tripes, sa rage, ses cauchemars… On est pris dans un corps à corps, un déversement d’idées, une révolte nourrie du dégoût de soi et des autres. Elle reprend sans ordre ni distinction des pensées, des phrases toutes faites, des extraits de discours politiques, de publicité, de poèmes… Elle se met dans la peau d’une mère, d’un fils, d’un homme, d’un sportif, d’un autre… Deux personnages sortent du lot: la mère et le fils. La mère crie sa douleur, son incompréhension, elle a perdu son enfant à la guerre. Le fils rêve de devenir un héros et jure contre sa mère. Comme dans les classiques grecs, un chœur scande l’infortune des hommes qui se prennent pour dieu et un homme clame, radical: «comme ça, le Fürher saura exactement qui est où, qui est où qui est où!». Et je réalise que je suis toujours dans cette cage de verre, à l’abri du vent, mais visible de tous.
Je ne peux pas rester tout au long des cinq heures de l’installation. Pourtant, la demi-heure que j’y passe me laisse des morsures profondes et quand je quitte ce panorama cruel de notre société et monte dans l’ascenseur, j’entends, comme un verdict sans issue, «les guerres, je les rejette en bloc!». Et ce n’était encore que le début de cette performance/lecture…

Humus vertebra - Texte de Vincent Desoutter

Ingrédients
- Trois lois de Newton
- Un balai un peu manche
- Des godillots en cuir
- Des casiers réajustables
- Un visuel dispensable
- Des tendeurs là par hasard
- Des hectolitres d'inertie
- Une découpe lunaire
- Trois déséquilibrés
- Une musique allégée (5% M.G.)
* Pour un meilleur humus. Sortir suffisamment à l'avance les trois déséquilibrés du réfrigérateur pour qu'ils ramollissent.


1. Sur un plateau à revêtement anti-adhésif, étaler la découpe lunaire comme une pâte à tarte. Plaquer au fond le visuel dispensable pour épaissir et écraser l'espace, puis en plein centre du plateau sculpter une forme ésotérique avec vos casiers. Les farcir avec les corps des trois déséquilibrés ou les y étaler, à votre aise. Maintenir un équilibre précaire grâce aux tendeurs qui doivent bien justifier leur présence à un moment ou l'autre. Laisser reposer les silhouettes sous les projecteurs, et détacher progressivement les tendeurs. Déverser des hectolitres d'inertie, et laisser tomber.
2. A feu doux, laisser macérer les trois déséquilibrés dans leurs casiers réajustables. Ne pas permettre aux corps d'agir de leur propre chef. Impulser le mouvement uniquement avec les lois de Newton ou le rebond d'un déséquilibré sur l'autre. Jouer également avec les récipients pour créer des combinaisons inédites. Si l'inertie menace de noyer les danseurs, les laisser brièvement reposer face au visuel dispensable. Afin d'éviter que la sauce ne tourne, les munir du balai un peu manche pour générer une dynamique nouvelle. Laisser mariner un bon quart d'heure.
3. Travailler énergiquement les trois danseurs jusqu'à ce qu'ils entretiennent une certaine confusion dans leurs entrelacements. Saupoudrer de musique allégée. Laisser crier. Porter le plateau à frémissement en abandonnant un temps le principe d'inertie. Mettre le déséquilibre sur pied.
4. Casser les chevilles en ajoutant une pincée de lois de Newton. Ne pas incorporer les pieds aux godillots de cuir. Les chausser à demi. Jongler avec.
5. Faire cuire à l'étouffée deux des corps. Dresser verticalement le troisième sur un piédestal. Fondre au noir. Laisser miauler avant d'applaudir.

Demain - Texte de Vincent Desoutter

Du temps s’écoule
Ou quelque chose d’approchant
Demain est un gouffre
Polyphonie anonyme


Mouvements incisifs
Espace saturé
Bourdonnement parasite
Des insectes grouillant
Habitant les entrailles
D’un corps noueux


Un cauchemar halluciné
Ronger ses propres os
La chevelure en feu,
Sortir dans la rue
Torrent de boue épaisse.


Le temps s’effondre
Le corps surgit alors


Convulsions floues
Danser l’angoisse
Respiration saccadée
Sortir du trou béant
Ou s’y abîmer
Pulsations paniquées.


Laisser infuser jusqu’à
Devenir le bain
De chair fragile
En liquéfaction.


Pluie de papiers
Du déversoir à la décharge
Joncher le sol
Jusqu’au choc, électrique
L’arbitraire court circuit
Sans lendemains.

Danse, danse, danse, tant que tu peux - Texte de Vincent Desoutter

Dans une rue commerçante, Lise Duclaux met la danse en vitrine. Dans ce cadre de représentation atypique, trois duos se relaient chaque heure tout au long de la journée et dansent sans relâche. Ils intriguent et captent le regard par leurs tenues criardes. Une énergie certaine et une fièvre se dégagent de cette vitrine. Pourtant, aucun son ne filtre à travers cet écran, ce qui accentue le sentiment de décalage entre la vitrine et la rue. Mis en exposition, les danseurs ne sont pas dans la recherche de technicité. C'est dans un rapport ludique et immédiat que la danse interpelle. La démarche ne laisse que rarement indifférent. Interrogeant notre rapport à la représentation, Lise Duclaux investit un espace public où l'intervention de la danse passe pour accidentelle.
Par jeu de miroir, le spectacle se propage rapidement à la rue. Les réactions des passants sont très diverses. Certains passent en levant le nez et haussant les sourcils, certains s'arrêtent pour contempler un instant et s'interrogent, d'autres encore vont jusqu'à provoquer les danseurs en duel... Des automobilistes font marche arrière ou ralentissent; un autre s'arrête pour observer les gens massés de l'autre côté de la rue, face à la vitrine. Et redémarre sans saisir ce qui capte justement l'attention... «Mais c'est quoi le but?», s'interroge une femme d'un certain âge, candide. Cette seule réaction en dit long: la question de la finalité devient fin en soi; et l'installation de prendre tout son sens. Une vitrine-miroir, dédiée à tous ceux qui croiraient encore que le comique se trouve uniquement du côté de la représentation, et qu'il faut toujours du sens, que le spontané ne suffit pas...

Event - Texte de Ludivine Joinnot

Event et un effet de magie règne dans l’air… L’âme de Merce Cunningham plane pour un soir encore aux Ecuries. Des pas, des mouvements, donnent des phrases, puis, des paragraphes, puis enfin une chorégraphie. Merce Cunningham revient pour laisser une trace supplémentaire sur la peau de chacun; comme un tatouage avec lequel repartir pour ne pas oublier. Le rapport entre les danseurs crée un fil. La musique et la danse, une fois de plus, prennent leur indépendance. Le fil narratif s'absente; ce qui peut en dérouter certains.
Sans être de l’improvisation à proprement parler, Event naît du fruit du hasard qui s’exprime et se libère. Septante-cinq minutes pour changer le ton et remplir l’espace. Ici, les corps entraînent les émotions et la danse se suffit. C’est le corps qui porte sa propre musicalité, indépendante de la trame musicale elle-même.
Event se veut une expérimentation. Les danseurs de Merce Cunningham évoluent sur scène dans des combinaisons rouges et oranges moulant leur anatomie. Ils n’ont pas entendu au préalable la musique qui se joue et réalisent une chorégraphie structurée où tous les pas sont comptés. Les danseurs donnent cette impression de ne pas se soucier de l’effet produit par le son. Il y a ouverture d’esprit et à la fois concentration précise du danseur qui doit se focaliser sur l’ambiance intérieure de ses mouvements et non sur l’ensemble que produit le mélange des corps mobiles et de la musique. Les émotions produites par les deux ingrédients que sont la chorégraphie et la sonorité ne peuvent se chevaucher; seul le spectateur a le droit d’établir des parallélismes. Sans pour autant accepter de s’y soumettre. On peut regarder Event comme un ensemble, comme une structure musicale ou comme une longue évolution des danseurs. Libre à chacun d’aiguiser son regard et de le porter vers ce qu’il souhaite ou attend. Le public est actif au sens où il participe de manière réelle à la vision de l’ensemble, au sens où il agit en choisissant le chemin qu’il donnera à l’événement qui se joue sous ses yeux. Il y a choix possible. Le lieu est investi pour un pur moment de plaisir que l’on savoure en se laissant porter par l’émerveillement suscité.
Le décor se veut simple comme dans Squaregame. Un mur de briques, quelques appareillages audiovisuels. On se croirait dans une usine sans ouvriers, au service après-vente d’un magasin d’électroménager. Deux bureaux, deux musiciens pour improviser des sons dans une structure cependant préétablie. Un mélange novateur pour étonner sans doute chaque musicien autant que le danseur ou le spectateur. Un travail à quatre mains, dans la plus pure découverte et l’inconnu. Là encore, il y a risque potentiel; on accroche ou pas mais on n’accroche pas à demi.
Une musique électronique en pièces détachées. Des voix automatisées semblant venues d’ailleurs ne laissant deviner aucun mot précis. Tout est comme tortueux. On pense reconnaître des bruits de pas, des déformations de cris animaux ou d’enfants, des gémissements, des rugissements, des coups de tonnerre, des appels à l’aide, des chants, des ronflements, des grésillements radio en arrière-fond, des bruits de machines - d’une scie sauteuse à une foreuse -, des sifflements de wagons... On ne peut être certain de rien.
La lumière joue un rôle primordial aussi dans l’ensemble. Variations d’intensité des projecteurs. Il augmente parfois à l’arrière plan de la scène pour faire se lever ou se coucher la ville que l’on devine derrière une fenêtre encastrée dans un mur. Il faiblit à d’autres instants, quand le silence sonore et corporel se fait simultanément.
Les corps se combinent dans une mécanique qui se regarde avec plaisir. L’harmonie et la douce complexité des danseurs qui évoluent soulignent un travail de longue haleine, une répétition assidue qui se doit de donner à l’ensemble une image de perfection technique. La structure se devine. On retient de belles figures, d’harmonieuses associations de corps. Lesquels semblent pourtant sans expression, venus d’ailleurs eux aussi, dépourvus de tout sentiment humain. Comme si le danseur n’avait pas le droit de vivre mais juste celui de s’exécuter. La chorégraphie est un hommage vibrant, sobre et élégant à l’anatomie des femmes et des hommes. Les «corps-machines» s’équilibrent sans difficulté au travers d’une fluidité et d’une flexibilité de mouvements, au travers aussi d’un ensemble de balancements. La beauté des images que l’on retient provient sans doute de l’effet produit par le groupe. C’est la combinaison des corps, leurs imbrications sophistiquées qui déterminent l’harmonie générale de l’ensemble. Les corps semblent se répondre plus que les danseurs. Comme si les danseurs formatés habitaient l’espace et non leur corps. De multiples figures géométriques surgissent et frappent le spectateur. L’évolution des danseurs se déroule de manière aérienne aussi bien qu’aquatique. On dirait qu’ils volent, qu’ils nagent. Pur soulagement pour le public qui soudain ressent plus légèrement les choses. En effet, lourd est le crissement agaçant du son à qui l’on aimerait demander de s’arrêter au plus vite.
Malgré la longueur de la performance, on aime et on ne se lasse ni ne s’ennuie. Bouleversement intérieur qui laisse des traces dans le prolongement du spectacle. On garde en mémoire, dans les battements de cœur, des restes de quelque chose d’innommable. Une structure narrative plus évidente que dans Squaregame ou Split Sides permet de se raccrocher à une image plus concrète de la danse, à une narration qui n’était pas si évidente dans les précédentes propositions. Pour ceux qui n’auraient pas apprécié ces deux autres spectacles de Merce Cunningham proposés lors de la Biennale, l’occasion est donnée, avec Event, de se réconcilier avec lui.

VéNuS-ReMiX - Texte de Ludivine Joinnot

Un tic tac régulier prend place dans un espace minimaliste. Un petit amoncellement de sable jaune se porte témoin de la scène. Le tic tac perdure. Un métronome. Une ballerine toute de noir vêtue, avec technique et charisme, exécute des pas de danse classique. Un éclairage tout en finesse glisse, au fil des minutes, et baigne humblement un corps féminin et sensuel, enfilé de chaussons.
Adéquation parfaite entre le métronome et sa danseuse, Maxime Bruys, issue de l’Ecole Royale du Ballet d’Anvers. Résonance irréprochable de la forme sonore avec l’évolution de l’artiste sur scène. Rythme cadencé qui se suffit à lui seul, sans autre artifice que la simplicité.
Peu à peu, une espèce de voix polyphonique s’installe. Le métronome n’est plus solitaire; d’autres le rejoignent. De nouveaux instruments encore se devinent par-delà les balancements. La musique multiplie ses contours en gardant de sa couleur initiale. Le son monte. Les mouvements de la ballerine se multiplient avec grâce et beauté dans la plus délicate des humilités.
«Elle est née des caprices. Pommes d’or, pêches de diamant». Un final avec la voix suave et envoûtante d’Alain Bashung. Pour faire fondre le spectateur, l’amener à se liquéfier dans son fauteuil, lui faire verser une larme d’émotion peut-être et appuyer davantage encore, s’il l’avait fallu, le tableau pur, intact et bouleversant de cette création à la fois abstraite et concrète.
Vénus, déesse de la beauté et de l’amour, prend place pour un court instant à L’Ancre. Du haut de son inaccessibilité, la femme domine, fait rêver et transporte dans un monde que seuls les dieux peuvent espérer atteindre un jour. La danse contemporaine se porte bien et touche la sensibilité de l’humain dans ce qu’il a de plus vrai, de plus naturel.