mardi 24 novembre 2009

La natura delle cose - Photos de Paolo Porto




La natura delle cose - Texte de Ludivine Joinnot

Chorégraphe et metteur en scène florentin, Virgilio Sieni se base sur le célèbre texte philosophique de Lucrèce, De rerum natura, afin de poser les jalons de son histoire émouvante, réelle et touchante. L’homme se doit de connaître le monde pour se libérer, pour en jouir pleinement, l’âme tranquille. La nature et l’origine des choses s’avèrent être le questionnement de ce spectacle chargé de surprises. Carpe diem
Le spectateur entre dans un espace brumeux et découvre, par jeu de transparence, derrière des rideaux qui bordent la scène, des corps qui évoluent en «coulisses» et surgissent enfin aux yeux de tous après quelques minutes. Divers objets insolites -tels un cheval factice ou une main géante à l’allure de ballon gonflable- surprennent l’observateur qui s’interroge sur la raison d’être de ces choses étranges, posées là.
Cinq danseurs forment un corps quasi unique; quatre hommes et une femme, une Vénus qui traverse les trois âges de la vie dans un ordre mélangé. Jeune fille, bébé, dame âgée. Trois âges traçant alors trois axes possibles, trois scènes. Le regard se pose sur les quatre danseurs en permanence; il n’est gêné par aucune incursion extérieure. Le corps de Vénus évolue dans le mouvement du temps. Il y a mémoire, il y a souvenir des membres qui ont basculé d’un état vers un autre, d’une mobilité vers une autre.
Dans la première scène, la Vénus passe de bras en bras, vole dans les airs, corps en suspension, électron automatisé ou presque dont le visage ne laisse passer quasi aucune émotion. Vénus devient un objet que l’on retourne avec délicatesse, lentement, tandis que le quatuor masculin, lui, évolue en toute cohésion et autogestion. On se croirait, au début du spectacle, dans un ballet classique dans lequel l’esprit d’ensemble se marque mais dans lequel, à la fois, chacun préserve de son autonomie. Vénus prend de la hauteur, en suspension dans les airs, recueillie dans les bras du groupe, pendant près de vingt minutes, avant de toucher réellement le sol.
Une fois quitté l’âge adolescent, Vénus prend son visage intrigant de poupon. Entrée en matière dans la deuxième scène. Étrange impression que cette figure de bébé collée au corps d’une femme. Traversée de lumière, recherche d’un chemin. Vénus évolue en dérangeant sans que l’on sache vraiment dire pourquoi. Bousculade, navigation. Une séquence à la limite de l’obscurité et de la lumière.
Jusqu’à ce que la femme vieillisse, cheveux blancs, robe rouge à paillettes. La fin est proche, c’est la troisième scène et les membres se laissent aller à leurs propres limites. Il y a comme un souffle prêt à partir. Une respiration. Un corps qui se prépare à tomber, se recroquevillant. Les choses sont mortelles. Tout comme les êtres. Vénus se raidit.
Une autre surprise, en «postface», se manifeste par l’arrivée improbable de Vénus à tête de cerf, toujours en robe à paillettes. Un chiffon pour essuyer des larmes versées. Un chiffon abandonné. Un aller sans plus de retour.
Malgré une évidente langueur, le spectateur ne peut s’ennuyer une seule seconde tant le rythme imposé l'emporte. On reste dans le souffle en subissant l’invisible, le brouillard, la lumière, le cycle de la vie. En s’émouvant, en restant dans le rêve d’un rêve qui laisse sa trace sur le regard que l’on porte à la vie et à sa fugacité. Carpe diemCarpe diem...

Book of man - Texte de Julie Pirlot

Douleurs, rébellion, colère, tristesse... Ca le bouffe, là, à l’intérieur… Il souffre, s’exprime. Il est submergé. La folie l’atteint... Ferenc Fehér fait naître en nous la peur, la peur d’être envahi par une maladie, celle qui le pousse à devenir si fragile et si dur à la fois. Le trop-plein.

Comme un évadé d’hôpital psychiatrique, un fou que la vie a détruit. La vie? La société, le monde et ce que l’on en fait... Un malade par un manque de liberté et de compréhension. On reste là, assis, à le regarder se tordre de douleurs. Compassion doublée d'inquiétude. Comme face à un danger, nous sommes immobilisés. Impossible de se remettre de ce que l’on voit, de ce que l’on entend… Ces mouvements sont douloureux. Il inspire, vide son corps, ses côtes ressortent de son thorax, il va exploser. Il suffoque et hurle! Comme s'il voulait évacuer, expulser tout ce mal-être qui le détruit à petit feu. Pris par des crises, Ferec Fehér tremble, tombe, comme épileptique, et se laisse aller au meurtre de son propre corps, de sa propre raison. Insolent, il est pris par l’envie de jouer avec cette maladie.
Le cœur bondit dans la poitrine, on est agacé, totalement mal à l’aise face à cette situation. on est nargué, aussi, par ce personnage qui se met littéralement à nu, sans pudeur. Un homme qui clame sa révolution contre les normes de la société, qui nous contraint à perdre une part de nous-même. Danse syncopée proche de la transe. Impossible de détacher nos yeux de ce corps à l'énergie angoissante. Gestes à la fois lyrique et brutal. On lit en lui comme dans un livre ouvert, aux pages déchirées...

Demain - Texte de Julie Pirlot

Plongée dans un film d’horreur; une ambiance froide pèse lourdement sur le public. Demain…, on se demande s’il existera encore tout au long de ce solo de Michèle Noiret. Bruit de vieux lampadaires qui s’allument et s’éteignent au-dessus d’un être humain d’allure fragile. Des spasmes, des accélérations de mouvement, des crises habitent le corps de l’interprète. Elle se débat contre quelque chose qui nous est invisible. Des bruits sourds, une musique angoissante, grésillement d’insectes persistant comme une nuée qui envahit un corps, des voix fantomatiques qui se propagent partout autour de nous. Ces voix esquissent un écho ressemblant à un poème. On est oppressé par tout ce bruit. Des lumières aveuglantes donnent un aspect de silhouette sombre à la danseuse. Comme par magie, la 7e Symphonie de Beethoven calme cette atmosphère terrifiante. Michèle Noiret danse et nage au rythme du piano dans une lumière apaisante. Une bouffée d’air en plein cauchemar.
On pense être enfin libéré d’un mauvais rêve, mais on replonge aussitôt dans un univers lugubre, comme si tout n’avait été que vain espoir. Un écran en noir et blanc, une femme dans une baignoire, l’eau coule de l’écran… L’imaginaire, le fictif se mélange à la réalité. Les mouvements de cette femme sont nébuleux, indistincts, un esprit l’habite.
Assise sur une chaise,  Michèle Noiret subit un mal, une douleur provenant des voix que l’on entend et des images fantomatiques projetées sur la toile. Ces images nous font basculer dans un monde rempli de spectres où tout ce que l’on respire est inquiétude profonde.
Elle danse dans une lumière rouge qui provoque le tourment. Des soupirs d’étonnement et de peur composent la musique qui l’entraîne. Des bruits de frayeur servent de beat box sur une ligne de basses qui fait naître la peur au ventre.
L’image de l’écran change… Une avalanche de déchets tombe comme des centaines de cadavres jetés dans un trou. L’image de l’écran change… Une femme s’assied à une table face à un crâne de bouc comme si elle sympathisait avec le diable. Elle remplit un verre et le boit comme pour fêter sa propre mort. Elle est possédée, désespérée. Elle disparaît et apparaît, emprisonnée d’une force, se couche et danse sur la table. Une image d’exorcisme plane, elle cherche une échappatoire.
Encore une fois, on est pris par un sentiment de malaise par ce mélange de vrai et de faux… On voit l'interprète comme sortir de l’écran, prête à s’enfuir devant nous, impuissants. Filmée dans le passé, dans le présent, on la regarde sur le plateau, à l’écran. Comme si la caméra filmait un esprit, son fantôme. Et c’est tendu, captivé, que l’on continue à suivre ce voyage aux accents morbides.
La Symphonie se rejoue et les déchets que l’on regardait tomber sur l’écran se mettent cette fois à réellement tomber sur scène. Michèle Noiret danse parmi ces papiers chiffonnés. L’écran est toujours présent, l’esprit qui l’habite aussi… Et elle s’accroche à la toile, la frappe, tente même de la déchirer comme pour en terminer avec toute cette angoisse. Des images de sa main apparaissent sur des sons chaotiques, frappe sur l’écran, comme pour blesser un esprit habitant à l’intérieur. Une pluie tombe sur un rideau noir. Michèle Noiret nous regarde, elle est vide. Par les seuls sons de sa respiration, un parfum d’angoisse et de questions sur la mort nous parvient.
On ressort de l’univers dans lequel on est resté bloqué depuis le début du spectacle, troublé...

Cvartet pentru o lavaliera - Texte d'Anne-Sophie Fostier

Enfermés pendant une heure dans une cabine téléphonique, trois danseurs nous proposent d'être témoin de leur performance, endurance. Les mots «irrespirable» et «invivable» viennent rapidement à l'esprit.
Ils se grimpent dessus, tournent en rond, se marchent sur les pieds. L'idée que «l'enfer, c'est les autres» est matérialisée sous nos yeux. Les uns sur les autres, pas d'oxygène pour tout le monde! La chaleur, le manque d'air et d'espace se fait de plus en plus sentir. Sensation d'étouffement, même pour le spectateur.
Malgré tout, l’humour reste une composante avec laquelle les danseurs jouent. Par exemple, l’homme, coincé entre les deux femmes s’amusent à relever la jupe de l'une d'elles ou à dessiner des immenses cœurs sur la buée. Une dernière proposition qui demande une certaine dose d’auto-dérision, puisque l’air et l’espace manque de plus en plus...
De façon étonnante, le spectateur n'est jamais mal à l'aise, bien qu’il puisse avoir le sentiment d’être voyeur. Au contraire, il ressent un sentiment de liberté quand, au final, la porte de la cabine s'ouvre enfin.

Adapting for distortion + Haptic - Texte de Sébastien Noulet

Dès la première seconde, une tension palpable. Derrière Hiroaki Umeda, des lignes en suspens, à la recherche de modulation de fréquence. L'artiste use avec virtuosité des effets d’optique. Les horizontales et verticales projetées, le ratissent, se croisent, se font des courbes là où il n’y avait que droites. Traversé par les ondes sonores et avalé par l’espace, le danseur tremble, glisse imperceptiblement. Son jeu de jambes souple et subtil suffit à le faire basculer dans les perspectives linéaires qu’il crée avec les images de synthèse. Par moment, le son sature, fait vibrer l’air pour mieux prendre possession de son corps et le déséquilibrer. 
Même immobile, Umeda ne l’est pas tout à fait. Son corps semble en permanence animé par les jeux de projection qui tapissent le fond de scène et le plateau tel un écran hypnotique. Le spectateur est immergé dans une succession de soubresauts électriques et son regard balayé dans toutes les directions, avec le danseur pour seul repère.
Dans Haptic, Hiroaki Umeda interroge à nouveau notre perception visuelle. Sauf que la vidéo projection est remplacée par la lumière et plus particulièrement la couleur. Le liseré lumineux qui encadre la danse, vire du vert clair au bleu profond en passant par le rouge éclair. La tension reste forte, presque agressive.
Le corps en surcharge électrique, Hiroaki Umeda répond aux pulsations colorées jusqu’à perdre le contrôle de ses jambes. D'abord crispés, ses membres se dénouent. Il n’a plus de prise. Tournis.
Toujours face à nous, le danseur se métamorphose en trait d’union, flux de courant, hystérie d’un Japon ultra informatisé, médiatisé, connecté…
Impression rétinienne. Saturation de son et de lumière. Syncope.

Book of man - Photos d'Andrea Nehez






Book of man - Texte de Sébastien Noulet

Book of man, littéralement «Livre d’homme», se traduirait plus librement par «Livre d’un homme blessé». A travers un jeu expressif, voire expressionniste, Ferenc Fehér occupe tout de suite l’espace de la scène. Son langage chorégraphique affirmé, très physique, donne du poids et du sens à ses gestes.
Le regard est aimanté par son visage grimaçant, ses yeux noircis, ses muscles saillants qu’il déforme avec une aisance hallucinante. Une forte singularité physique renforcée par un travail vidéo aux multiples zooms sur son front, ses yeux, sa bouche, son torse… Autant d’images qui viennent accentuer l’aspect anatomique marqué de sa danse. A plusieurs reprises, il est comme dépossédé de son corps, tordu de douleur ou agrippant son visage pour contrôler ses abois.
Emporté par le destin, cet anti-héros exécute à «contre-corps» des exercices militaires, répète les mêmes figures jusqu’à en perdre sa voix, sa substance. Sur l’écran, focus sur sa bouche masquée par ses doigts en croix; motus et bouche cousue... Ereinté, soldat à contre-cœur, il ploie, croule sous la charge. A force d’être exploité, le pauvre homme perd la tête, et ses exploits, dépourvus de consistance, éveillent la pitié. Quand, toujours debout, il se traîne péniblement, caleçon aux chevilles, on se sent même gêné, comme le serait un visiteur impromptu d’un asile.
Dans Book of man, Ferenc Fehér use de ses muscles comme de paroles. Une langue tout en tensions, vide de son mais pleine de sens. Un livre qui se referme sur un masque difforme. Bête de cirque. Bête de somme.