lundi 30 novembre 2009

Itinéraire - Texte de Vincent Desoutter

Encadrée
Dans la salle d'abord obscure, une voix synthétique donne des directives loufoques. Puis, mis en lumière, l'Itinéraire débute par une étrange mise en abîme où la dimension picturale est plus apparente que la danse à proprement parler.
Mélanie Munt est confinée dans une boîte étroite où elle joue l'autruche, la tête plongée dans un carton. Elle se contorsionne pour se frayer un chemin en-dehors de cette cachette, qu'elle envoie ensuite valser sur le côté.
Reste encore la boîte faussement profonde, qui l’étrique. La chorégraphe-contorsionniste donne l'illusion de s'y lever alors qu'elle reste à l'horizontale. Ses bras et ses jambes constituent eux-mêmes des obstacles à son parcours, raides comme du bois sec. Elle doit les articuler manuellement comme si son corps était une entité fragmentée.


Errance
Enfin sortie de sa cellule étriquée, Mélanie Munt se lève, marche, de manière saccadée. Alternance entre déplacements à quatre pattes et pas hésitants, comme si ses talons décidaient arbitrairement leurs déplacements. Une grande légèreté habille l'ensemble, de la musique enfantine aux touches d'humour éparses de la chorégraphe-interprète.
La question de l'itinéraire, fil rouge narratif, est traitée sans gravité ni réelle profondeur. Au contraire, plutôt de façon ludique: une voix-off rappelle celle d'un GPS par ses intonations systématiques, un loup plus mignon qu'effrayant apparaît dans les bois où s'égare Mélanie Munt. Et elle erre, un peu perdue au milieu de tout ça, espiègle et candide à la fois.


Dirigisme des supports média
Le libre arbitre semble abandonné dans l'évolution de la pièce, ou plus précisément de son «personnage». Comme le soulignent plusieurs séquences. A commencer par la chorégraphie d'une étreinte amoureuse, édictée par la voix machinale d’un GPS. A plusieurs reprises, également, (grâce à un système de vidéo projection), son corps est cerné/marqué/gribouillé par un invisible dessinateur, dans un évident rapport de soumission corps/machine.
Si, au départ, on pourrait croire que la pièce adopte une position critique vis-à-vis de l'invasion des supports média dans notre quotidien, cette impression s'efface rapidement. Et Mélanie Munt de tomber dans un piège qu'elle s'est elle-même tendu: le procédé technique conditionne finalement tout son parcours.


Retour à la case départ, autrement
Finalement, c'est dans sa «boîte-cocon» restée sur scène que Mélanie Munt termine son Itinéraire. Rupture avec les «errances» précédentes, plus virtuelles. Ici, l'espace restreint se transforme en véritable petit havre de paix, confortable malgré son étroitesse. La chorégraphe-interprète s'y loge et revient à quelque chose de très doux, effleurant ses mains, pour un «dénouement» tactile assez abrupt. Comme si pendant son Itinéraire, trop concentrée sur sa destination, Mélanie Munt avait soudain craint de perdre son propre corps... Une fin qui aurait gagné à devenir étape sur le chemin, pour dépasser la dimension théâtrale et revenir à quelque chose de plus organique, de plus «purement» dansé, sans artifices.

Book of man - Texte de Vincent Desoutter

«Sois sage, t'auras une image»
Seul sur scène, un danseur fait front. Il n'est pas là pour rire. Mais fait parfois rire. Est-ce délibéré? La question que l’on se pose devant Ferenc Fehér, chorégraphe et interprète de Book of man.
Sur un plateau nu, il tient tête à on ne sait trop quoi, avec en toile de fond des vidéos projetées par intermittence, échos à sa danse. Ferenc Fehér joue beaucoup sur les images, et sa danse est assez littérale, accessible. Pourtant, rien de léger dans la note d'intention ni dans le mouvement. L'oppression est le thème central, décliné sous bien des formes. La discipline/l'autorité, un personnage à part entière, à la présence pour le moins palpable, quand elle n'est pas tout bonnement écrasante. Littéralement «histoire de l'humanité», Book of man est un livre d'images à déconseiller aux âmes sensibles.


Le quotidien, ce fardeau
Ce n'est pas tant la violence crue qui laisse une sensation de choc, ni la séquence de nu (dédramatisée par le danseur lui-même). Mais la violence suggérée, celle du propos de l'artiste, qui reste en tête. L'oppression, l'aliénation sont partout présentes. Une dimension de drame humain se lit dans chaque geste, à tel point qu'on se demande si les rires qui surgissent, çà et là dans le public, ne sont pas simplement nerveux.
D'une expressivité rare, le visage de Ferenc Fehér devient effrayant tant on le sent écrasé par une force extérieure. La chorégraphie, relativement minimale, est délibérément répétitive pour figurer la dimension systématique et finalement étouffante d'un quotidien sans fantaisie possible. Les gestes apparaissent lents et le corps dépossédé. Comme si le libre arbitre, précisément, n'était que du vent. Le danseur avance par saccades, le dos vouté, corps-machine conditionnée au travail à la chaîne. Dynamique, ce corps l'est par la force des choses mais la mécanique bien huilée de ses gestes cache une profonde lassitude que quelques décalages viennent mettre en lumière.
Même dans des séquences soudain plus légères, la danse «anti-naturelle» de Ferenc Fehér accentue le malaise: l'échappatoire ludique apparaît comme une autre machination visant à garder le corps esclave, sous le joug de l'autorité. Le corps apparaît aveugle, manipulable à loisir. Un pantin qui aurait pourtant bien des choses à dire.


Vocalises
La dimension orale du spectacle est à la fois présente et mise en question. Souvent, le danseur suggère l'idée d'une expression morte-née, en faisant mine de se coudre la bouche d'un fil invisible. La mâchoire soudée à l'index, le danseur peine à dépasser la seule pensée de parvenir à s'exprimer. La position est assez singulière, car c'est bien sans discours et via la danse que Ferenc Fehér nous délivre la limpidité de son propos, rappelant à ceux qui l'auraient oublié que le langage chorégraphique est justement langage avant tout, et qu'il peut véhiculer un propos fort.
Dans Book of man, la prise de parole semble toujours soumise à l'autorité. Comme lors de cette séquence où il lance un semblant de jargon militaire, tout en exécutant une phrase chorégraphique elle aussi aux accents militaires, répétée ensuite en silence, montrant bien que le message n'a finalement pas le moindre impact en soi car conditionné. Comme ces aboiements, aussi, moments terribles. Une animalité profonde, comme la nature même du corps, sauvage, enfouie sous les habitudes et le «savoir-vivre» de nos civilisations. Et que dire des mains qui ouvrent spasmodiquement la bouche du danseur? Sont-ce les mains du danseur, en tant qu'artiste, qui prennent possession d'un pantin? Matérialisent-elles un conflit intérieur au danseur qui se force à prendre la parole mais est dépassé par sa propre violence qui l’empêche de tenir des propos intelligibles/civilisés? Ou sont-elles le symbole d'une autorité? On ne saurait trancher.


Trop d'évidences?
Reste la perplexité, et l'image d'un visage littéralement déchiré par des mains, comme pour laisser jaillir tout ce que l'esprit contient et refoule. Et, finalement, cette image s'impose comme seule vérité, indépendamment de l'auteur de l'action (qu'il soit artiste, interprète ou autorité extérieure). Une position certes radicale, mais qui participe, à sa manière, à l'écriture de l'histoire d'une humanité en péril.
L'impression d'être conforté dans la douleur, d'alimenter un cercle vicieux, finit par poser question. Dans quelle mesure la pièce permet de prendre du recul sur l'aliénation? La lecture interprétative du langage chorégraphique ne fait-elle pas que révéler ce que le spectateur veut bien voir dans la danse? Dès lors, ne prêche-t-on pas le convaincu? Si le message est déjà acquis avant d'être reçu, l'expression du corps est, elle aussi, morte-née. C'est là toute la contradiction du propos artistique... 

Clash - Texte de Vincent Desoutter

«On m'aurait menti?»
Neuf chaises quadrillent une salle de classe. Des silhouettes encapuchonnées. Pas un bruit. Pas un mouvement non plus. Une ambiance vaporeuse. Manque de frontalité. Clash peine à rentrer dans le vif du sujet. Que sont ces mannequins, vagues simulacres, sinon des prétextes pour installer l'un des deux ado-interprètes (Ulysse) et lui donner une contenance? Et encore, vanner des mannequins... quelle audace! On peut appliquer ce discours à l'éventail technique déployé, vaste fouillis qu'on peine à suivre. Entre les vidéos projetées au fond du plateau, celles projetées au sol dans un carré transformé en ring, les mannequins sur leurs chaises là pour un gag ou deux, sans oublier deux figures maternelles parasites... On s’y perd.
La danse et la musique, pourtant composantes fortes de la pièce, peinent à se frayer un chemin jusqu'au spectateur, étouffées par trop d'éléments accessoires. La récurrence des touches d'humour laisse penser que, dans l’écriture, la recherche de rythme a été calquée sur celle d’une comédie. L’effet concret, sur le plateau, est une rupture nette avec une pièce purement musicale/dansée. Pourtant, les deux ados, «matériaux» essentiels de la pièce ne sont pas foncièrement mal traités. Que ce soit en rap ou beat-box, Tristan assure une performance incisive à laquelle répond tout aussi effrontément Ulysse, félin bondissant, capable d'ahurissantes figures au sol. Ce qui surprend chez ce danseur, c'est justement son travail au sol: dans une pièce intitulée Clash, on l'aurait plus volontiers imaginé tout en verticalité, moins aplati face à son opposant.
Dommage que tout cela apparaisse filtré, si distant, qu'on ne ressente pas davantage la proximité, le conflit complice qui les lie l'un à l'autre. Une bonne séquence vient heureusement contredire ce propos, celle où Ulysse roule au sol, comme secoué par des pulsions électriques, insufflées par la rythmique beat-box de Tristan. Le charme opère dans une éphémère symbiose qui dépasse le rapport faussement conflictuel des deux protagonistes, prétexte à un «clash» qui ne dupe finalement personne.


Soudain, une baffe
Toute claque vient à point à qui ne s'attend justement plus à grand chose. Le final est une explosion de violence dirigée contre des vestiges de l'enfance, quelques jouets épars. Les objets volent au mur, comme le corps d'Ulysse qui rebondit à toute vitesse, transformé en boule de flipper. Les jouets sont littéralement explosés. Plus aucune pitié, plus aucune distance. L'impact n'en est que plus fort, après une construction trop fumeuse...
Et si cette scène ne réconcilie pas pour autant avec la pièce, le geste final force le respect. Un regard mauvais jeté au public, dans un rapport frontal soudain. Une poupée, dernière survivante du massacre, saisie par les cheveux. Et sèchement, Ulysse qui lui brise le cou.