vendredi 27 novembre 2009

Itinéraire - Photos de Pedro Citole




Itinéraire - Texte de Ludivine Joinnot

«Chassez de votre esprit les idées parasites. Fermez les yeux. Regardez…» Des instructions livrées au public via une voix off électronique… Coincée dans une «boîte-trapèze», Mélanie Munt s’impose une prison que nul ne lui a imposée. Elle chante une chanson d’amour, demande qu’on l’embrasse, qu’on prenne ses mains, qu’on prenne tout d’elle. Son corps parle le langage de la contorsion répétée, se fait petit, recherche une place dans cet espace quasi clos. Elle oblige ses membres à s’enchevêtrer les uns dans les autres, elle se rejoint, comme en position fœtale. Enfermement temporaire? Elle semble si maladroite, si naïve. Le cadre qu’elle se donne la limite dans ses actions. Mais elle cherche à sortir de sa gangue, cherche à revivre «normalement». Plus qu’une naissance, elle vit une renaissance, qui la charge d’une mission: refaire surface, hors de ce huis-clos dans lequel elle s’est forcée à se barricader. On regarde les choses de haut. L’enveloppe dans laquelle elle s’enferme nous paraît désormais modulable. On plonge dans l’intimité d’une femme qui raconte son histoire rien qu’en ondulant les mains, les bras, la tête, les jambes, les pieds.
Un corps qui rampe, qui peu à peu sort de sa coquille pour partir explorer le monde. Une fois dehors, c’est son ombre qui la remplace dans la boîte, et prend la forme d’un marquage après le meurtre. Elle quitte un endroit pour vivre un ailleurs tout en laissant une trace d’elle sur son point de souffrance.
Elle cherche. Comme un animal. Sans plus savoir comment il faut faire. Comme en déséquilibre. Besoin de réinsertion. Comme le jour qui fait mal quand on a trop regardé la nuit. En maladresse toujours, en ivresse, en peur, elle s’agite timidement. La musique est calme. Un film appuie sa perdition. Elle ne se trouve plus. Elle ne sait plus où elle a bien pu s’abandonner. Elle est parvenue jusqu’à une forêt mais elle ignore où elle va. Elle n’est guidée par aucune étoile. Elle s’imagine des dangers, des bêtes venant lui manger l’oreille. Elle aime pleurer. Le sentier. La forêt.
Debout, son corps se dessine en ombres lumineuses. Son cœur se peint de rouge. A l’intérieur. Il prend toute la place. Elle a donc encore un cœur... Elle n’en avait plus conscience. Elle parle à son contour dessiné sur un mur. Elle lui dit, à cette trace d’elle, qu’elle est belle. C’est difficile de quitter sa propre enveloppe. C’est délicat.
Dalida et Alain Delon chantent… «Paroles, paroles, parolesToujours des mots, rien que des mots.» Ca en fait trop. Pendant ce temps, Mélanie boxe, frappe ses hiers dans l’espoir secret de retrouver le chemin vers demain. Elle perd son ombre, glisse, se couche au sol. Seule. Puis, se redresse et danse. Joyeuse, elle explose. Comme lorsque l’on perd l’amour, que l’on rit, que l’on pleure, que l’on est perdu. L’espace est encore trop large pour s’y retrouver; il faut du temps… Elle quitte les endroits qui ne sont pas faits pour l’accueillir. Se penche. Se met en route. Se perd davantage. Dans la lumière rouge, Dalida et Alain Delon lui rappellent qu’elle est belle. Elle ou son ombre. Elle retourne aux contours de son corps dessinés sur le mur. Elle n’est plus un mais deux. Elle se laisse colorier pour rejoindre son ombre délimitée. Sa vie n’est plus qu’un gribouillis d’enfants, des bouts de laine emmêlés. Des lignes se dessinent. Des chemins s’offrent à elle. Elle ne sait pas lequel prendre. Elle est Ariane. Elle est une silhouette dans un labyrinthe, dans un mystère, dans un point d’interrogation. Elle est elle-même le point d’interrogation.
La voix off revient (celle issue d’un système de navigation ou d’un photomaton). Elle donne des instructions à Mélanie Munt. Puisqu’elle avait oublié la route, il faut tout lui expliquer, à nouveau. Lui rappeler. Qu’il faut fermer les yeux. Lever le bras. Encercler son partenaire. Tendre les lèvres. Sortir la langue… Il faut tout lui expliquer, à nouveau. Lui rappeler… Les instructions se mélangent. Dans sa tête. Dans la réalité aussi. La machine s’emballe. La danseuse ne sait plus que faire. Aimer, danser, deviennent compliqués. Elle reste tendre dans sa maladresse, dans son incapacité à se souvenir. Elle est amnésique à l’amour.
Elle lui demande de l’embrasser. Elle a envie de lui plaire. Elle se perd encore. Dans la forêt. Dans la lumière. Elle voit un loup animé, tout droit sorti d’un dessin, de ceux que l’on trouve dans les livres pour enfants. Elle entend le bruit d’un insecte. Le loup a déjà dévoré quelqu’un. On le voit en transparence, tout entier encore, dans son ventre. Comme dans les contes. Elle se cache pour éviter de se faire avaler. Elle se camoufle dans la végétation. Elle se fait caméléon de ses émotions. Elle y revient. Elle se recache dans un coin. La lumière dans la tête. Nulle part ailleurs.
Elle cherche le sol. Ses doigts courent sur le plancher. C’est le cycle de l’amour. Il faut retourner dans sa caisse. Réapprentissage de l’affection pour un animal enfermé qui a peur du monde. Animal amnésique par volonté, non par accident; les prisons où l’on s’enferme volontairement sont souvent plus grandes que celles où l’on nous emprisonne… Il faut tout lui réapprendre. Tout. Absolument tout. Parce qu’elle a perdu le chemin. Parce qu’elle ne sait plus lire la carte. Parce qu’un GPS, quand on marche dans une forêt, c’est ridicule. Il faut tout lui réapprendre. Elle est amnésique à l’amour.

Clash - Texte de Ludivine Joinnot

Clash, c’est le fracas imaginé par Carmen Blanco Principal et interprété par deux adolescents, Ulysse et Tristan. Entre fiction et réalité, la transition de l’enfance à l’âge adulte s’énonce ici dans sa plus sincère vérité émotive. En plein bouleversement des corps et de l’esprit, ces deux jeunes optent chacun pour une méthode de communication et d’expression complémentaires: Ulysse joue de son enveloppe physique et danse pour parler; Tristan, lui, préconise le chant et la musique. Il y a dialogue, sur une espèce de ring de boxe. Il y a jeu, incompréhensions parfois, et surtout rage de vivre dans un monde qui ne suscite que l’interrogation et où chacun cherche sa place.
Clash cogne au plus profond du ventre du spectateur et fait une incursion brutale et violente dans le quotidien. Se conduire bien, se conduire mal, se conduire comme on peut, quand on à dix-huit ans et que l’on croit pouvoir changer le monde. Ulysse et Tristan donnent une gifle à l’humain au moyen du human beat box, du rap et du hip-hop. Ils tentent de se provoquer l’un l’autre autant que de provoquer le public. L’un parle anglais, l’autre français, mais cela n’exacerbe pas leur difficulté de communication.
Clash a quelque chose à raconter, un message à faire passer peut-être. Pour ce faire, le décor initial laisse voir neuf chaises dont huit sont occupées par des jeunes en sweat-shirt à capuche. On les voit de dos. Qui sont les deux «acteurs principaux»? Après une tentative de défi, Ulysse et Tristan, font comprendre que les six autres personnages ne sont que des mannequins destinés à servir de spectateurs également.
«Quand il était petit, il jouait au chevalier. Il jouait aussi avec des dinosaures», dans la bande son, la mère de l’un d’eux parle et se souvient: «C’est un enfant d’Internet […] Fascinant. A deux ans, il faisait déjà des perspectives impeccables. Il pouvait déjà dessiner quelque chose […] Il est très souple. Il était très fort pour tout. En sport surtout. Natation. Rugby. Il a suivi des stages de danse. Hip-hop, classique. […] Je voulais qu’il soit philosophe. Il a porté son choix sur l’architecture […] Sa plus grande qualité: être émotionnellement très fragile.» Comme une nostalgie de mère qui se souvient de son fils. Comme une fierté, aussi, à parler de son môme… Les mamans regardent grandir leur enfant et le coachent lorsqu’il se retrouve en plein match de boxe, encerclé dans un ring que Carmen Blanco Principal fait sortir du haut du plateau. Un match de boxe pour faire dire et bouger des adolescents en pleine révolution intérieure. Ring qui rappelle étrangement la cage de Slipping, la précédente création de cette chorégraphe, metteure en scène et plasticienne de formation.
La lumière. Tristan. Un rap. En anglais: «From the vain. Gravity. Yes. Defying the laws. Fuck your opinion. Yeah! […] I can’t just think…» Du human beat box, aussi. De la musique. Obsédante et vivifiante.
La lumière. Ulysse. Des mouvements de hip-hop jetés au sol. En français. Des insultes parfois lancées dans l’air. «Je te baise. Je te défonce. Je t’encule […] Le soleil se lève avec ou sans toi. Il en a rien à foutre […] Dieu aime regarder les gens. Pour son propre divertissement. Il établit des règles. C’est un refoulé, Dieu. Un proprio qu’habite même pas l’immeuble…» Des répliques de film que l’on croit reconnaître... «Je sais que j’plais pas à tout le monde. Mais quand j’vois à qui j’plais pas, j’me demande si ça m’dérange».
Un moment fort en image: des lignes blanches tracent un passage pour piéton sur le sol. Les deux adolescents traversent une rue. Comme au ralenti. Comme dans un clip. Pendant ce temps, des images sont projetées sur écran en fond de scène: un labyrinthe, la rue et ses enfants dans leur diversité… Faut-il suivre le chemin tracé ou tracer son propre chemin?
Tristan et Ulysse se rejoignent pour adresser leur message aux mannequins restés assis. Et au public par la même occasion. Par la technique du pochoir, ils taguent leur image un peu partout sur les murs de la salle. Laissant là des traces d’eux pour nous souvenir. «Et des milliards de figurants…» s’affichent au sol, en vidéo, comme autant de dessins psychédéliques. Ulysse danse sur les images projetées. Tristan chante pour les faire vivre plus encore. Zapping, bombardement. Images télévisuelles accélérées à l’écran.
Tristan part chercher un sac rempli de jouets, et la scène finale se prépare. Dans son dérangement, sa violence et sa brutalité. Dans sa rage de vivre, une fois de plus. D’un animal en plastique à un autre en peluche, il n’y a qu’un pas. Ulysse entre en transe. Ulysse entre en conflit. Après s’être, pour un peu, attendri devant toutes ces bribes de son propre passé, évanoui en partie, il casse tout. D’un objet à l’autre. Ses gestes sont jetés autant que les jouets. Déchirement. Le spectacle trouve ici tout son sens. Dans l’emportement et l’interrogation d’une paire d’adolescents. De ce Clash qui, peut-être, est le moment exact de l’entrée dans le monde des adultes.
Si l’on ne voit pas le temps passer, si l’on est ému et bouleversé, on reste sans voix aussi devant l’imagination et la qualité de travail d’Ulysse et de Tristan, qui gardent leur vrai nom pour monter sur scène. On sent cette liberté d’action qu’aura laissée Carmen Blanco Principal dans la possibilité de ces jeunes de clamer haut et fort leur propos. La trame savamment dessinée par la metteure en scène se lit et s’apprécie dans la place de choix laissée au message à faire passer.

Book of man - Texte de Ludivine Joinnot

«Nous avons perdu quelque chose quelque part. Définitivement et à jamais», nous lancent les auteurs de Book of man

Un danseur, seul, semble torturé. Il se roule sur le sol. Comme emprisonné par son corps. Une inquiétude permanente se dessine clairement sur ses traits. On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Il veut bien nous livrer les pages de ses peurs même s’il refuse de les nommer. Il veut bien clamer son mal-être mais pas les raisons de ses peines.
On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Et ce, de multiples manières. Ses mouvements, comme issus du hip-hop, favorisent l’articulation des épaules, du cou, de la tête. L’homme s’enferme dans des soubresauts. Bouger est un sport, une performance physique, un match de boxe. Son angoisse, visiblement encore en partie maîtrisée, s’extériorise pour mieux s’échapper ensuite. La danse habille et déshabille à la fois. On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Le corps se relâche, se désarticule, quitte l’angoisse, «s’arabesque». Il n’y a aucun répit pour la frayeur.
Sur grand écran, de gros plans du danseur, de son anatomie, de la joue au crâne. Histoire d’analyser à la loupe les causes de ses inquiétudes. Histoire de lire entre ses lignes de vie... Silence. La musique s’arrête. Un carré de lumière s’accroche au sol. L’homme s’y blottit, se tient le visage entre les mains, pleure, aboie comme un chien perdu. Il se recroqueville, rentre en lui. En mystère. En secret.
La musique est son ping-pong automatique. Il sent les vibrations de son corps. Le public, aussi. Sa gorge se noue. Il lui reste la tête toute entière pour s’exprimer. Sans mots. Sa bouche muette et son regard bavard nous diront ce qu’aucun mot ne parviendra jamais à dire. L’angoisse de la musique et celle du corps sont une lutte perpétuelle contre les idées, contre un cerveau comprimé dans une tête devenue trop petite. Restent les paupières pour danser. Un clignement et l’on devine les blessures de guerre. Le visage peut danser, lui aussi… Tout comme la respiration.
Un corps qui se promet de s’éloigner de la peur, qui se jette vers le monde extérieur, coexiste avec un corps qui n’accepte pas de sortir de sa cellule. Quand la douleur surgit, le danseur se crée une muselière. Son corps souffre d’une douleur intrinsèque dont on ne peut que prendre en compte la mesure, le lourd poids mais pas la dimension, ni la cause.
Le danseur crie, habitant d’une tribu anonyme. Des cris lui viennent des tripes. Toujours couché sur le sol, il établit le lien entre son corps et sa tête. Son esprit et son enveloppe corporelle. Il lève un bras vers le ciel comme en incantation. Il crie ensuite. Avant de porter les mains au crâne. Il répète des rituels, les enchaîne à l’identique. Encore et encore. Il garde enfermé un mal qui le ronge et dont il refuse de dire le nom. On apprend à lire en lui comme dans un livre ouvert. Il veut bien nous livrer les pages de ses peurs même s’il refuse de les nommer. Il veut bien clamer son mal-être mais pas les raisons de ses peines.
Il retourne au calme d’une respiration mieux maîtrisée. Il cherche à se détendre. Il revient. Plus léger… Il se met à nu. Au propre comme on figuré. Cherchant à nous montrer ce qui ne se voit, de toute manière, pas de l’extérieur. Il respire et s’exprime par le corps. Il n’en peut plus de souffrir. Il crie sa peine. Il aboie. Comme un chien. Petit à petit, sa douleur devient si grande qu’elle ne peut même plus s’évader par des vociférations. Son corps se crispe. Le public, aussi. Ne riez pas; il s’agit de douleur, pas d’absurdité. Vous vous moquez? Vous manquez de compassion, peut-être.
Nu. Le danseur est complètement nu. Il se recroqueville. Il se met à nu. Au propre comme au figuré. Il se couche au sol. Sur le ventre. Sur le dos. Il se rhabille, faussement gêné, avant de prendre la pause, encore nu. Son corps bouge, progresse, gagne en force, par sa nudité, par son naturel. Sûr de lui, il est incertain de sa douleur. Il se désarticule et se lâche. C’est beau comme une danse tribale.
Il faudrait se taire. Dans la société. Taire ses peines. Ne les dire à personne. Juste les montrer et attendre que quelqu’un les voie. La vie, comme un combat de boxe, en direct du ring de la rue. En direct des œillères des autres.
«Nous avons perdu quelque chose quelque part». Nous avons peut-être perdu notre capacité de regard, d’empathie pour l’autre. Quelque part, dans une rue. Il est temps de se mettre à chercher…