mardi 17 novembre 2009

Danse, danse, danse, tant que tu peux - Texte de Julie Pirlot

Un couple de danseurs dans une vitrine de magasin, en pleine rue Neuve. Aucune indication à l’horizon... Quoi de plus intriguant? C’est ce que cherche la plasticienne Lise Duclaux: attirer la curiosité des gens, des passants, et les inviter à sortir de leur bulle… Et de fait, les gens s’arrêtent, s’interrogent, s’étonnent, certains rient, d’autres regardent à peine, voire n’osent pas s’arrêter et passent leur chemin. Quant aux automobilistes, certains ralentissent, bloquent la rue, même, pour mieux observer ce jeu de danse. Le spectacle finit par être autant dans la rue que dans la vitrine.
Deux adolescents, complices, qui dansent et s’amusent dans leur chambre, sans penser à ce qui existe autour d’eux, telle est l’image de cette performance insolite. Elle attire le regard et s’affiche dans la ville comme un écran de cinéma. Rire: l’envie la plus spontanée quand on voit ces deux danseurs s’éclater sur de la musique… qu’on n’entend pas!
Leurs lèvres bougent comme pour articuler les paroles d’une chanson, leurs corps dansent sans cesse dans des rythmiques changeantes… Quelques indices qui laissent comprendre l’étendue de leur mix personnel. Ici, on sent des accents rock, là des embrasements de tango, là encore la pêche de l’électro… Place à l’imagination! Envie de les accompagner, de danser, de se montrer, en plein milieu d’une rue commerçante.
Ils dansent, dansent, dansent! Et la bonne humeur peut envahir à tout moment les passants qui chercheraient de la couleur dans une ville grise.

VéNuS-ReMiX - Texte de Vincent Desoutter

Ode à la beauté de son interprète, «née des caprices» de Jean-Luc Ducourt, VéNuS - ReMiX est une pièce tout en crescendo. Sur le rythme hypnotique d'un métronome, l'obscurité ne s'installe que progressivement et Vénus danse, impassible. Mono-expressive, voire indifférente, son attitude est en décalage avec la grâce et la souplesse de ses mouvements. Comme un buste de la déesse, soudain pourvu d'un corps dansant. Ainsi mise sur un piédestal, elle demeure imperturbable et précise, parfaite.
Un plateau épuré à l'éclairage sobre offre une beauté sans artifice. Les ombres projetées sur les murs entretiennent ce charme, membres déployés, sur pointes. Déesse prisonnière de son espace, prisonnière de son phrasé chorégraphique, Vénus est avant tout une présence, une beauté singulière, gracieuse et froide. On aimerait casser les murs de cet espace trop restreint, espace déjà rompu par des panneaux obliques. Le son du métronome, par nappes successives, crée un rythme plus appuyé, à la fois régulier et brisé, qui génère une espèce de monotonie, appuyant la dimension mathématique de la chorégraphie.
Quand résonnent les premiers accords de la chanson éponyme d'Alain Bashung, la danse prend soudain une nouvelle dimension. La douleur traverse le visage de Vénus, vive et fugace. Dans la lumière déclinante, on croit deviner des tremblements et une émotion violente soudainement l’habiter. Comme écrasée par le spectre de son personnage, fétiche du chorégraphe, on imagine son visage se décomposer, les larmes poindre. Lorsque la chanson touche à sa fin, elle quitte la scène, tête baissée. Malgré une maîtrise demeurée intacte, une émotion sourde a traversé le plateau. La glace rompue, la danseuse soudain dévoilée, fragile, est devenue beauté triste, autrement plus émouvante que la déesse qu'elle incarnait. Un sentiment prégnant rendu possible uniquement par ce cheminement tout en longueurs... Unique et bouleversante, Vénus s'est éteinte.

VéNuS-ReMiX - Texte de Sébastien Noulet

- Tic-tac, tic-tac -

Le jour s’estompe

Vénus,
Déesse adulée
Éblouissante
Se redresse

Les cercles
Se rapprochent
Blancs
Elle s’avance
Pure
Rapporte
Sa lumière
Douce et dure

- tic-tac-tic-tac-tic-tic-tac-tic-

Le monde se dérègle
Statue ébréchée
Et vivante

- tac-tac-tic-tic-tac-tic-tac-

L’idole, muette,
Tourne
Tourne
Sur la voix
Tremblante
De son amant

Métronome
Il perd la boule

- tic-tac-tac-tac-tac-tic-tic-tic-tac-

Elle endure,
Digne,
La dévotion
Sans perdre sa grâce

Va-t-elle oublier qui est-elle?

- mélodie éclatée -

En boucle
Éternelle
Sans relâche

Les ombres
S’agrandissent

- cadence exponentielle -

Et se multiplient
Sur tous les murs
De sa prison

Sa flamme
Son temple

- premières paroles -

«Première à éclairer la nuit
Fruit de l’imaginaire
Pomme d’or
Pêche d’argent» *

Vénus


* Extrait de Vénus, d’Alain Bashung

The end - Texte de Sébastien Noulet

«Je suis ici et il n’y a rien à dire. Si parmi vous, il y en a qui veulent aller quelque part, qu’ils partent…» Ainsi débute l’étrange exposé de John Cage, Lecture on Nothing, sur lequel vient se greffer la chorégraphie tout aussi étrange de Joanne Leighton. Lu et interprété par Odile Duboc, le texte explore le questionnement sur le sens des choses, sur la conviction que «nous ne comprenons rien et allons vers nulle part» et que toute structure, qu’elle donne forme à un courant de pensée ou à un morceau de musique, n’est pas éternelle. Après tout, quand John Cage rédige ce plaidoyer pour une remise en question de tout, la guerre a montré son vrai visage, d’une cruauté absurde et inhumaine. Selon lui, «il nous faut vraiment une structure pour voir que nous sommes nulle part».
Alors que la lectrice entame cette réflexion profonde ponctuée de propos proches du «n’importe quoi», les danseurs adoptent des mimiques soit en écho au texte, soit en décalage complet. Leurs poses de modèles surannés nous distraient, tels des élèves dissipés, de l’exposé. Sans prendre le temps de respirer, ils changent de costumes comme ils changent de registre… Le texte de John Cage, aussi. Du coup, il faut doubler d’attention, si l’on veut un tant soit peu capter un sens, du sens, dans ce non-sens…
L’exposé de Cage, structuré en parties, elles-mêmes divisées en unités, elles-mêmes en subdivisions, est faussement absurde. «Peu à peu, soudain, de plus en plus», on comprend que John Cage, compositeur, a écrit son texte comme une partition, avec des intervalles, beaucoup d’intervalles, et des répétitions, beaucoup de répétitions… Ce partisan de la «table rase» nous explique entre autres comment «peu à peu, soudain, de plus en plus», il a commencé à «entendre les sons, comme s’ils n’avaient pas été usés», un son «écouté directement avec l’oreille», identique et à chaque fois nouveau.
Au fur et à mesure, on comprend que s’il déclare sans détour «je ne parle de rien et bien entendu, je continuerai à parler pendant longtemps», il ne parle pas non plus pour rien. Et la chorégraphie, qu’elle s’éloigne ou se rapproche du sens des paroles, nous interroge sur la nécessité de regarder la danse sans passer par l’intellect, sur la nécessité d’oublier les référents.
En fin de compte, c’est un éternel retour à la case départ, une expression plurielle de l’incertitude profonde de la valeur de l’acquis. À l’exemple de cette danseuse que Joanne Leigthon habille d’innombrables couches de vêtements et qui, dans une sorte de jeu de gigogne, découvre d’autres images d’elle-même par le simple fait de les retirer une à une.
Cet état de fait nous ramène où nous en étions avant de reprendre ce que nous avions laissé après avoir arrêté ce que nous avions entrepris. En d’autres mots, avec ses mots, si «nous avons le sentiment d’arriver nulle part», c’est qu’«à l’origine, nous n’étions nulle part»… Décapant.

The end - Texte de Ludivine Joinnot

Odile Duboc lit et interprète un texte de John Cage, livré en 1950, lors d’une conférence sur l’art au vingtième siècle. Cet exposé, Lecture on Nothing, combine expressions idiomatiques, vérités et, surtout, surréalisme. Les mots s’élancent dans un automatisme enchaîné et s’enchevêtrent pour donner un résultat surprenant et évocateur. La contrainte se veut libre et tout devient possible.
En miroir à ce questionnement textuel, on pointe des danseurs, eux aussi, surréalistes dans leur manière de prendre la pause, de se révéler, d’étonner celui qui regarde. Pénétration dans un univers qu’on ne maîtrise pas du premier coup d’œil. Aucun relâchement n’est possible dans l’attention du spectateur. Celui-ci halète entre les corps qui jouent en mathématique dominée et la banderole de mots qui s’imbriquent les uns aux autres dans des phrases, en apparence, non liables entre elles. Tout est question de philosophie, de questionnements intérieurs, de légèreté, de structure, de méthode, de forme, de continuité, de rien aussi.
Le surréalisme chorégraphique rebondit sur un surréalisme verbal. Une toile, un paysage, des matériaux qui s’ajoutent aux danseurs et à la lectrice sur une scène lumineuse où la décontraction même calculée a toutes ses raisons d’être pour le plus grand plaisir de chacun. « Nous avons le sentiment que nous n’arrivons nulle part. C’est un plaisir qui continuera ».
Des leitmotivs font ricochet dans le mouvement de certains corps, dans le phrasé de John Cage, dans l’attitude générale d’Odile Duboc. L’exposé demande une ouverture de l’oreille, de l’œil, de l’esprit, pour mener à l’abstraction soudain matérialisée dans un discours. Des montagnes de vêtements se répandent sur le sol ; une danseuse se déshabille et ôte des couches et des couches de textile amoncelées.
Entre théâtre, lecture et danse, The End rassemble toutes ses chances de plaire à un public varié qui se prête volontiers au jeu de l’automatisme et de l’absence immédiat de sens. Le laisser aller est possible et le chemin, jusque-là, facile à trouver. La musicalité est présente entre les propos scandés sobrement par la lectrice et les pas des danseurs. Lesquels reproduisent diverses fins possibles pour un même spectacle. Des finalités proposées et pour lesquelles aucun choix définitif ne pourrait s’établir. Toute fin est éternel recommencement. Dans les mots, dans les pas.
Odile Duboc, en quasi finalité, se prête elle aussi aux fourmillements des jambes, en accord avec le reste des danseurs et les verbes tus cette fois. Les corps se lâchent dans des cris puissants et des accords de mouvements avant chaque nouvelle partie de la chorégraphie ou du discours. On ne sait finalement plus trop sur quel pied danser tant on danse même intérieurement.
« Qu’importe ce que je dis et comment je le dis. […] Rien de plus que rien ne peut être dit », nous annonce John Cage. Le plaisir s’intensifie, les questionnements sur la place de la danse, du théâtre, des lettres et de la lecture interviennent pour intimer le public à porter la création en totale activité et non en passivité. Il ne convient pas de regarder, il faut aussi voir et participer de l’intérieur.
Le réveil des sens, le sourire, les bouleversements intrinsèques, Joanne Leighton les accumule pour surprendre, contrôler avec virtuosité l’ensemble qui n’est ni pièce, ni spectacle, ni lecture mais les trois à la fois.
Que les leitmotivs ne s’arrêtent pas et reviennent murmurer des vérités évolutives pour le plaisir d’un laisser aller au plus profond de soi, loin de la censure, de l’auto critique, du jugement ou du tabou.