vendredi 20 novembre 2009

Event - Texte de Ludivine Joinnot

Event et un effet de magie règne dans l’air… L’âme de Merce Cunningham plane pour un soir encore aux Ecuries. Des pas, des mouvements, donnent des phrases, puis, des paragraphes, puis enfin une chorégraphie. Merce Cunningham revient pour laisser une trace supplémentaire sur la peau de chacun; comme un tatouage avec lequel repartir pour ne pas oublier. Le rapport entre les danseurs crée un fil. La musique et la danse, une fois de plus, prennent leur indépendance. Le fil narratif s'absente; ce qui peut en dérouter certains.
Sans être de l’improvisation à proprement parler, Event naît du fruit du hasard qui s’exprime et se libère. Septante-cinq minutes pour changer le ton et remplir l’espace. Ici, les corps entraînent les émotions et la danse se suffit. C’est le corps qui porte sa propre musicalité, indépendante de la trame musicale elle-même.
Event se veut une expérimentation. Les danseurs de Merce Cunningham évoluent sur scène dans des combinaisons rouges et oranges moulant leur anatomie. Ils n’ont pas entendu au préalable la musique qui se joue et réalisent une chorégraphie structurée où tous les pas sont comptés. Les danseurs donnent cette impression de ne pas se soucier de l’effet produit par le son. Il y a ouverture d’esprit et à la fois concentration précise du danseur qui doit se focaliser sur l’ambiance intérieure de ses mouvements et non sur l’ensemble que produit le mélange des corps mobiles et de la musique. Les émotions produites par les deux ingrédients que sont la chorégraphie et la sonorité ne peuvent se chevaucher; seul le spectateur a le droit d’établir des parallélismes. Sans pour autant accepter de s’y soumettre. On peut regarder Event comme un ensemble, comme une structure musicale ou comme une longue évolution des danseurs. Libre à chacun d’aiguiser son regard et de le porter vers ce qu’il souhaite ou attend. Le public est actif au sens où il participe de manière réelle à la vision de l’ensemble, au sens où il agit en choisissant le chemin qu’il donnera à l’événement qui se joue sous ses yeux. Il y a choix possible. Le lieu est investi pour un pur moment de plaisir que l’on savoure en se laissant porter par l’émerveillement suscité.
Le décor se veut simple comme dans Squaregame. Un mur de briques, quelques appareillages audiovisuels. On se croirait dans une usine sans ouvriers, au service après-vente d’un magasin d’électroménager. Deux bureaux, deux musiciens pour improviser des sons dans une structure cependant préétablie. Un mélange novateur pour étonner sans doute chaque musicien autant que le danseur ou le spectateur. Un travail à quatre mains, dans la plus pure découverte et l’inconnu. Là encore, il y a risque potentiel; on accroche ou pas mais on n’accroche pas à demi.
Une musique électronique en pièces détachées. Des voix automatisées semblant venues d’ailleurs ne laissant deviner aucun mot précis. Tout est comme tortueux. On pense reconnaître des bruits de pas, des déformations de cris animaux ou d’enfants, des gémissements, des rugissements, des coups de tonnerre, des appels à l’aide, des chants, des ronflements, des grésillements radio en arrière-fond, des bruits de machines - d’une scie sauteuse à une foreuse -, des sifflements de wagons... On ne peut être certain de rien.
La lumière joue un rôle primordial aussi dans l’ensemble. Variations d’intensité des projecteurs. Il augmente parfois à l’arrière plan de la scène pour faire se lever ou se coucher la ville que l’on devine derrière une fenêtre encastrée dans un mur. Il faiblit à d’autres instants, quand le silence sonore et corporel se fait simultanément.
Les corps se combinent dans une mécanique qui se regarde avec plaisir. L’harmonie et la douce complexité des danseurs qui évoluent soulignent un travail de longue haleine, une répétition assidue qui se doit de donner à l’ensemble une image de perfection technique. La structure se devine. On retient de belles figures, d’harmonieuses associations de corps. Lesquels semblent pourtant sans expression, venus d’ailleurs eux aussi, dépourvus de tout sentiment humain. Comme si le danseur n’avait pas le droit de vivre mais juste celui de s’exécuter. La chorégraphie est un hommage vibrant, sobre et élégant à l’anatomie des femmes et des hommes. Les «corps-machines» s’équilibrent sans difficulté au travers d’une fluidité et d’une flexibilité de mouvements, au travers aussi d’un ensemble de balancements. La beauté des images que l’on retient provient sans doute de l’effet produit par le groupe. C’est la combinaison des corps, leurs imbrications sophistiquées qui déterminent l’harmonie générale de l’ensemble. Les corps semblent se répondre plus que les danseurs. Comme si les danseurs formatés habitaient l’espace et non leur corps. De multiples figures géométriques surgissent et frappent le spectateur. L’évolution des danseurs se déroule de manière aérienne aussi bien qu’aquatique. On dirait qu’ils volent, qu’ils nagent. Pur soulagement pour le public qui soudain ressent plus légèrement les choses. En effet, lourd est le crissement agaçant du son à qui l’on aimerait demander de s’arrêter au plus vite.
Malgré la longueur de la performance, on aime et on ne se lasse ni ne s’ennuie. Bouleversement intérieur qui laisse des traces dans le prolongement du spectacle. On garde en mémoire, dans les battements de cœur, des restes de quelque chose d’innommable. Une structure narrative plus évidente que dans Squaregame ou Split Sides permet de se raccrocher à une image plus concrète de la danse, à une narration qui n’était pas si évidente dans les précédentes propositions. Pour ceux qui n’auraient pas apprécié ces deux autres spectacles de Merce Cunningham proposés lors de la Biennale, l’occasion est donnée, avec Event, de se réconcilier avec lui.

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